Paru dans Le Monde
Pour vaincre Daech, étudions son mode d’action plus que sa propagande
Dans le débat qui s’est instauré sur le djihadisme, l’attention se concentre trop sur la littérature produite par les groupes terroristes. Il vaudrait mieux ne pas donner tant d’écho à cette communication forcément trompeuse
Les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et à Saint-Denis ont chargé d’un sentiment d’urgence, voire d’angoisse, le nécessaire débat sur la prévention du recrutement djihadiste. On en est souvent venu à oublier, pris que nous sommes si souvent dans nos logiques hexagonales, que les djihadistes français représentent moins de 3 % des combattants étrangers enrôlés sous la bannière de Daech, le bien mal nommé » Etat islamique « . Toute réponse par trop franco-française trouve ainsi en elle-même ses propres limites. Les attentats qui ont ensanglanté Bruxelles, mardi 22 mars, le rappellent tragiquement, tout comme ceux qui les ont précédés à San Bernardino, Tunis, Istanbul ou Jakarta.
Des querelles de personnes, souvent anciennes, se sont réveillées. On ne peut que regretter ce nouveau débordement d’un tel » tout-à-l’ego » alors que l’intérêt et la gravité de la menace devraient faire taire ces différends, somme toute mineurs au regard de l’enjeu. Aucun intellectuel ne peut prétendre détenir seul la réponse à un phénomène aussi complexe. Et chaque discipline académique est appelée à contribuer à la réponse collective au défi djihadiste.
C’est sur le terrain que je m’efforce de recueillir les éléments de compréhension et d’interprétation du développement djihadiste. L’accès physique à ce terrain est devenu si risqué que la médiation d’un réseau de contacts sur place s’impose. Il y a des limites à ma méthode et à mon corpus, de même que ma conviction de la centralité de l’implantation syrienne de Daech, qui attire toujours des centaines de volontaires chaque mois, venus du monde entier.
C’est pourquoi seule une opération terrestre contre Rakka, menée par des forces révolutionnaires syriennes, arabes et sunnites, pouvait permettre, avec le soutien aérien et logistique de la coalition anti-Daech, de renverser la dynamique triomphaliste des partisans de Baghdadi. C’est là-bas, en Syrie, que se joue le sort de la bataille contre Daech et force est de constater avec amertume que, en dépit de communiqués trompeurs, car souvent exagérés, cette bataille n’a pas encore réellement débuté.
Pendant que ces préparations de terrain se déroulent là-bas, sans changer fondamentalement le rapport de force, il importe donc de mobiliser ici des ressources de communication d’une efficacité plus percutante -contre Daech. Car s’il est un domaine où les partisans de Baghdadi jouissent d’une domination évidente, c’est bien celui de la propagande.
Je soumets donc trois propositions à la critique et au débat, étant conscient de leurs limites, mais aussi de leurs atouts.
[1] Parler de conversion plutôt que de radicalisation.
On peut définir la conversion politique ou religieuse comme un réagencement global des manières de voir, des manières d’être et des manières de faire. La conversion est un «devenir autre». Elle se caractérise par un démantèlement de l’appareil d’interprétation de la réalité. » Cette citation, tirée du livre de Laurent Kestel intitulé La Conversion politique. Doriot, le PPF et la question du fascisme français (Raisons d’agir, 2012), s’applique pleinement à la » conversion djihadiste « . Distinguer les » convertis » à l’islam des autres parmi les recrues de Daech ne suffit plus, c’est l’entrée dans la secte djihadiste qui est vécue comme une conversion, quel que soit l’environnement culturel ou religieux des recrues. Tous les observateurs s’accordent en effet sur le caractère tellement accéléré de la » radicalisation » qu’il est peut-être temps de la concevoir comme une rupture brutale, un basculement multiforme, une conversion dans tous les sens du terme.
[2] Dépasser la fascination pour la propagande de Daech.
L’attaque djihadiste du 19 mars dans le nord du Sinaï, avec au moins treize policiers tués, a été justifiée par Daech par… les mauvais traitements infligés par les forces de sécurité à la population féminine locale. Cette justification » chevaleresque » n’est évidemment pas la motivation principale des attaquants. La dynamique djihadiste dans le Sinaï est bien plus révélatrice que la littérature de propagande qui l’accompagne. Cet exemple paraît excessif, mais Daech ne cesse de se parer de nobles causes pour légitimer ces tueries. C’est pourquoi je ne crois pas à la pertinence d’une analyse littéraliste des communiqués de Daech, souvent rédigés a posteriori pour en maximiser l’impact en termes de déstabilisation de la population visée. La saine prudence qui règne désormais envers les vidéos djihadistes devrait aussi prévaloir à l’égard de la littérature de l’organisation. Ce sont les pratiques bien plus que les textes qui permettent de comprendre le fonctionnement djihadiste et, d’anticiper ses prochaines initiatives.
[3] Ouvrir enfin un espace de témoignage aux déserteurs
Ces pratiques de Daech au quotidien, nul ne les connaît mieux que les déserteurs de l’organisation qui ont été écoeurés par de telles exactions, au point de risquer leur vie pour échapper à l’organisation de Baghdadi. Un extraordinaire reportage, diffusé le 15 mars sur Arte – Daech, paroles de déserteurs, de Thomas Dandois et François-Xavier Trégan – , a livré un échantillon de l’ampleur des horreurs que ces déserteurs sont prêts à dénoncer et à documenter. Leur témoignage de repentis sera bien plus crédible pour démonter cette mécanique totalitaire que tous les exercices de contre-propagande menés en Europe ou aux Etats-Unis, même avec la meilleure volonté du monde. Mais la » Brigade des révolutionnaires de Rakka » (Thuwar Raqqa), qui exfiltre ainsi ces déserteurs, n’a aucun soutien actif des services occidentaux, pour des raisons qui demeurent obscures.
Chacune de ces propositions aurait appelé un développement bien moins sommaire. Elles ne valent que comme contribution modeste, mais convaincue, au débat citoyen sur notre résistance collective à la menace djihadiste.
par Jean-Pierre Filiu