Equateur : les roses du mal.
Dans des serres, près de Quito, des femmes exposées aux pesticides travaillent sans aucune protection. Les médecins dénoncent la multiplication de maladies chroniques. Dans l’indifférence générale. Par SOPHIE TARDY-JOUBERT
Elles se faufilent dans les serres, au milieu de rangées de roses plus grandes qu’elles, taillent, enlèvent les feuilles malades. D’autres, en réserve, retaillent, mesurent, étiquettent, classent. Ici, en Equateur, au beau milieu de la cordillère des Andes, les ouvrières de la rose travaillent à la chaîne. Une organisation rodée, visant un seul et même but : satisfaire les demandes en fleurs de tous les pays. Des espèces de deux mètres de haut pour la Russie, des boutons plus fermés pour les Européens, des couleurs acidulées pour les Etats-Unis : à chaque destination ses caprices. L’Equateur est le premier exportateur mondial de roses. L’année dernière, il en a vendu 118 millions de kilos à l’étranger. Et 20 % de cette production part chaque jour par avion vers l’Union européenne.
A deux heures de route au nord de Quito, à 2 700 mètres d’altitude, 85% de la population travaille dans les plantations. Autour de la ville de Cayambe, dans la province de Pinchincha, des vallées verdoyantes, autrefois consacrées à l’élevage et à la culture de produits alimentaires, se couvrent peu à peu de plastiques blancs. Représentant près de 10% des exportations non pétrolières du pays, la floriculture est l’une des principales activités économiques de l’Equateur, après le commerce de la banane et celui des crevettes. Et, dans la sierra, les roseraies sont de loin les premiers pourvoyeurs d’emplois.
Comme la plupart des femmes de la région, Isabel y est entrée à peine sortie de l’adolescence. A 40 ans, cette mère de famille est fatiguée. Elle tousse, est souvent malade, montre ses mains abîmées par les épines de roses. «La vieillesse commence à me prendre», s’inquiète-t-elle après une journée de travail, avachie dans un fauteuil défoncé. «Ces dernières années, le salaire moyen a un peu augmenté pour atteindre 295 dollars mensuels [240 euros, ndlr], mais la charge de travail aussi. On doit assurer un rendement minimum : tailler 300 tiges par heure lorsque l’on travaille dans les serres, ou préparer 30 paquets prêts à l’export si l’on travaille dans l’après-récolte. On n’a pas une minute pour souffler. Je me demande comment je vais faire pour atteindre l’âge de la retraite, qui est désormais de 65 ans !»
«Je dois aller chez le médecin tous les mois»
Quelques maisons plus loin, Gladys s’inquiète elle aussi. Agée de 39 ans, cette mère célibataire menue au look adolescent dit avoir de plus en plus de problèmes de santé. «Depuis trois ans, je me sens mal, j’ai de l’arthrite et ma gorge me brûle. Je dois aller chez le médecin tous les mois. Je ne peux pratiquement plus travailler, mais il faut bien continuer. J’ai trois enfants à charge, dont deux qui font des études.» «Un jour, assure-t-elle, j’essaierai de quitter la plantation pour trouver un autre travail.»
Isabel et Gladys sont loin d’être des cas isolés. Dans la sierra, tous les travailleurs des roses se plaignent. Maux de tête, de gorge, douleurs musculaires, problèmes rénaux : les pathologies qu’ils évoquent sont multiples. Jaime Breilh, médecin et recteur de l’université de Quito, a été l’un des premiers à mener une étude sur la floriculture équatorienne. Ses conclusions sont alarmantes. «Six travailleurs sur dix ont des problèmes de santé. Le pire est que certains n’en sont même pas conscients», assure ce quinquagénaire.
Soucieux de ne pas nuire à l’image de son pays, ce dernier souligne toutefois que les travailleurs des roses sont plutôt mieux traités en Equateur qu’ailleurs. Le pays, dirigé par Rafael Correa, président socialiste proche du Vénézuélien Hugo Chávez, leur garantit en effet un certain nombre de droits sociaux. «Ici au moins, ils sont affiliés à la Sécurité sociale et, hors période de Saint-Valentin ou de fête des Mères, ils ne travaillent pas plus de quarante heures par semaine», explique Jaime Breilh. L’usage des pesticides, en revanche, l’inquiète beaucoup. Les roseraies utiliseraient une trentaine de produits chimiques différents, chacun ayant ses effets propres. «C’est une toxicité chronique mais dissimulée. A long terme, l’exposition a, selon les produits, des effets sur les poumons, la moelle osseuse, le foie, les reins. Cela peut aussi provoquer des cancers et des maladies congénitales, comme la trisomie», explique-t-il. Médecin également, Raúl Harari a mené sa propre enquête en examinant les travailleurs. Et n’hésite plus à parler de «pandémie silencieuse». «Le problème, c’est que ce n’est pas un accident du travail visible. Les effets sont pernicieux et se développent sur le long terme», dit-il.
«Jusqu’à ses 3 ans, elle ne marchait pas»
Susanna habite avec ses six enfants dans une maison au sol de terre battue, en haut d’une vallée. Pendant qu’elle travaille dans la plantation, la grand-mère, une indigène vêtue d’un chemisier brodé et d’une jupe plissée, garde les enfants. Emily, la dernière de la fratrie, ne la quitte pas une seconde. «Jusqu’à ses 3 ans, elle ne marchait pas, elle ne pleurait pas. On voyait bien que quelque chose n’allait pas. On a fini par comprendre qu’elle avait une maladie, qu’elle ne se développerait pas comme les autres. Elle reste avec moi toute la journée et m’accompagne pour donner à manger aux animaux», explique la vieille dame avec tendresse.
De retour de la plantation, la maman, une jeune femme timide, poursuit dans un murmure : «Emily est née avec un problème au cerveau et un problème de cœur. On ne sait pas très bien pourquoi. Un médecin m’a dit que c’est parce que je me faisais trop de soucis lorsque j’étais enceinte, un autre affirme que c’est lié à mon travail dans la serre. Je ne sais pas quoi penser, mais c’est possible, vu tout ce qu’ils utilisent comme insecticides là-bas.»
Deshistoires comme celle d’Emily, la sierra en charrie bien d’autres. Tout le monde ici a entendu parler d’une amie, d’une sœur, d’une voisine dont un enfant serait né avec des malformations. Dans les plantations, les mères ont peur. «Cela fait douze ans que j’y travaille, et j’ai continué pendant mes trois grossesses», explique une femme d’une trentaine d’années vêtue de manière traditionnelle – chemisier brodé, chapeau à bords étroits et colliers d’or en rangs serrés. «J’ai tout fait pour me protéger : je changeais souvent de vêtements, je me lavais le corps en rentrant à la maison, je laissais couler un peu de lait avant de donner le sein à mes bébés, raconte-t-elle. Jusqu’à présent, nous nous portons tous bien, mais pour combien de temps ? J’ai peur de finir par tomber malade comme mes camarades.»
«L’urgence ? Défendre la présence des syndicats»
Autour des plantations, l’herbe est surplombée par le glacier du volcan Cayambe, 5 800 mètres d’altitude. De ce paysage digne d’une publicité Milka se dégage par endroits une forte odeur de pesticides. Parmi les employés des roseraies, les femmes – jugées plus dévouées et minutieuses – sont majoritaires. Mais, depuis peu, les hommes intègrent eux aussi les plantations. Vêtus d’une combinaison et d’un masque sur le visage, ils sont, entre autres, chargés de répandre les herbicides. «Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce ne sont pas forcément eux les plus touchés, car ils sont globalement mieux protégés que les autres travailleurs», explique Jaime Breilh. Du personnel administratif aux petites mains qui mettent les fleurs en bouquets, tout le monde est exposé aux pesticides dans les entreprises floricoles. Pour de nombreux employés, l’équipement n’est pas adéquat. «L’entreprise pour laquelle je travaille ne me donne même pas de gants, je dois les acheter moi-même ! Or, il nous en faudrait au moins une paire par jour parce qu’ils se déchirent avec les épines des roses», fulmine Maria, une travailleuse venue de Colombie.
Après la vaporisation des pesticides, la loi impose théoriquement aux floriculteurs de laisser le produit sécher pendant six heures avant que les employés ne regagnent la serre. Une disposition peu respectée. «Dans mon entreprise, ils les répandent alors que nous sommes toujours dans la serre», témoigne Isabel. A l’hôpital de Cayambe, les médecins observent de près les dégâts occasionnés par ces pratiques. «Nous avons à peu près trois cas d’intoxication aux pesticides par semaine, et plus encore pendant les périodes de rush comme la Saint-Valentin. Plus qu’ailleurs, nous recensons des enfants avec des malformations et des retards mentaux», témoignage Carlos Benavidas, médecin urgentiste. Pour Jaime Breilh, il n’y a pas de fatalité. «Certaines entreprises font des efforts, souligne-t-il. Un quart des plantations bénéficient d’ailleurs du label Flower Label Program destiné à valoriser les sociétés qui respectent des critères sociaux et environnementaux. Cela ne veut pas dire qu’elles sont irréprochables, mais elles sont sur la bonne voie. Si, à l’étranger, nos clients sont vigilants et valorisent ce label, cela nous aidera à faire respecter ces standards.»
Ces labels sont pourtant controversés. «Ce n’est qu’une supercherie, du pur marketing ! estime le médecin Raúl Harari. Sur les 400 entreprises floricoles équatoriennes, une seule dispose d’un syndicat. L’urgence, si l’on veut donner des droits aux travailleurs, est de défendre la présence des syndicats, pas celle des labels.» De mère en fille, les femmes de la cordillère des Andes continuent à travailler dans les roseraies. A 50 ans, Esperanza, épuisée par la plantation, marche avec une canne. Ses deux filles de 21 et 26 ans suivent la même voie. «Cela m’attriste de les voir à leur tour donner leur jeunesse aux roses, confie leur mère. Mais que peuvent-elles faire ? Il n’y a pas d’autres emplois ici et nous devons rembourser l’emprunt de notre maison.»
Certains finissent néanmoins par trouver un moyen de sortir des plantations pour travailler dans les commerces en ville ou dans l’agriculture potagère. Et sont progressivement remplacés par des travailleurs venus de la côte pacifique, ou d’autres pays, comme la Colombie. «Il y a du turnover car le travail est dur. Mais nous offrons de meilleures garanties que la plupart des pays producteurs de roses, assure fièrement Ignacio Perez Arteta, président d’Expoflores, le plus grand syndicat de producteurs de roses d’Equateur. Nos fleurs sont les plus belles et les plus grandes du monde !» Et de rappeler que ces roses sont les favorites de Michelle Obama. Celles aussi que le prince Albert de Monaco a choisies pour son mariage.