Françoise Héritier. Une pensée en mouvement. Odile Jacob. Paris. 2009
Pp. 106-107
La valence différentielle des sexes.*
«Les hommes et les femmes ont les mêmes capacités cérébrales, physiques, mentales, intellectuelles et morales.» […]
«Une seule différence de nature entre les hommes et les femmes: l’enfantement, cette asymétrie biologique qui fait que ce sont les femmes […] qui ont la capacité de faire dans leur corps, aussi bien leur semblable, des filles, que du différent, des garçons. [Et] c’est l’incapacité des hommes à reproduire directement leur semblable qui est à la base des dépossessions dont ont été victimes les femmes: […] A côté des mythes, des systèmes de pensée se sont développées sous diverses formes. Une trame essentielle est celle-ci: si les femmes fabriquent des corps différents, elles ne peuvent le faire d’elles-mêmes. « Cela » est mis dans leur corps par l’homme ou par des esprits ancestraux. Pourquoi naissent alors des filles? Cela peut être l’influence d’esprits féminins, certes, mais aussi parce que le rapport sexuel peut être perçu comme une lutte entre des instances et des substances. Selon que l’une ou l’autre domine vient une fille ou un garçon. Pour Aristote, qui présente un modèle très achevé, la femme ne fournit que de la matière, qui prolifère de manière monstrueuse si elle n’est pas dominée par le pneuma contenu dans le sperme. La première monstruosité est déjà la naissance d’une fille quand la puissance génétique masculine fait défaut. A cette aune, —l’obligation de passer par le corps des femmes pour faire des fils— et compte tenu du temps que prend le processus, l’idée s’est imposée aux hommes qu’il fallait s’approprier les femmes reproductrices de leurs semblables. Les femmes sont ainsi les ressources nécessaires.»
Pp. 121-122.
Le clonage impossible.
«S’il était autorisé, le clonage reproductif pourrait modifier les rapports entre les sexes. Mais je doute qu’il le soit jamais pour une autre raison que je vais développer.
Par le clonage reproductif, le mâle pourrait se reproduire à l’identique. Mais il ne pourrait le faire seul: il a besoin d’ovules et d’utérus. On imagine qu’il pourrait passer par des utérus de truies ou de vaches, mais l’ovule doit être humain. Le clonage reproductif masculin impliquerait donc une énorme demande d’organismes féminins pour fournir des ovules et des utérus. Ce serait une mise en sujétion commerciale dramatique pour le genre féminin. S’il n’est plus nécessaire de passer par l’amour, le désir et les relations sexuelles pour procréer, cela signifie que les femmes seraient véritablement réduites au rôle de productrices d’ovules pour permettre aux hommes de se reproduire à l’identique. Le corps féminin serait alors complètement instrumentalisé et soumis à la réalisation du fantasme masculin.
A l’inverse, le sexe féminin pourrait se reproduire à l’identique par le clonage sans avoir aucunement recours au sexe masculin. Il suffirait aux femmes de ponctionner une ovule, de l’énucléer, de remplacer le noyau par une cellule somatique prélevée sur leur organisme et de réimplanter le tout dans leur propre utérus.
Le danger est plutôt de ce côté-là. C’est la raison pour laquelle je considère personnellement que le clonage reproductif comme méthode normale, nouvelle, de reproduction ne sera jamais possible. Bien sûr, le danger existe de la mise en sujétion des femmes par la violence masculine, en ce qui concerne le clonage reproductif des hommes. Mais c’est surtout le fait qu’il ne serait plus du tout nécessaire de conserver des exemplaires masculins pour perpétuer l’espèce humaine si le clonage reproductif féminin devenait la règle. Il suffirait de conserver quelques paillettes de semence congelée pour renouveler de temps en temps l’espèce, mais le genre masculin pourrait disparaître. Ce serait alors le triomphe absolu du privilège exorbitant de la féminité, dont l’histoire des hommes montre qu’ils ont toujours voulu la dominer et s’en servir. Mais cela est impensable pour cette même raison.»
*La valence différentielle des sexes. [Pour éclaircir le concept]
Pp. 90-91 et 97-98.
La construction sociale du genre.
«J’en suis restée à un niveau très général d’analyse des rapports de sexe au travers des systèmes de représentation, sans m’impliquer dans le débat conceptuel autour des catégories de sexe et de genre. La construction sociale du genre, néanmoins est un sujet qui m’intéresse, sous deux aspects: comme artefact fondé sur la répartition sexuelle des tâches, laquelle, avec la prohibition de l’inceste (et l’obligation exogamique) est l’instauration d’une forme reconnue d’union, constitue l’un des trois piliers de la famille et de la société selon Lévi-Strauss; comme artefact résultant d’une série de manipulations symboliques et concrètes pour des individus, cette deuxième construction s’ajoutant à la première. […] Aux trois piliers, j’en ajouterai volontiers un quatrième, si évident qu’il ne se voyait pas, mais absolument indispensable pour expliquer le fonctionnement des trois autres, qui eux aussi, ne tiennent compte que du rapport masculin/féminin. Le quatrième pied, ou si l’on préfère, la corde qui lie entre eux les trois piliers du Tripode social, c’est la valence différentielle des sexes. Ce pourrait être désespérant, mais cela ne l’est pas vraiment. […] Si l’on admet l’existence de cette construction, bien que non démontrable, mais dotée d’une puissante probabilité, puisque cette ossature conceptuelle trouve sa source dans les données immuables que les hommes observent de toute éternité, leur corps et leur environnement, [la figure dans le paysage], alors oui il y aurait un certain pessimisme dans mes propos: je ne vois pas où se trouve le levier qui permettrait de faire sauter ces associations, si ce n’est le droit reconnu à la contraception par les femmes. Mais faire éclater l’ensemble soudé de ces armatures n’est pas pour demain.»
Pp. 94-95.
L’opposition conceptuelle originaire: identique/différent.
«On sait qu’Aristote explique la faiblesse inhérente à la constitution féminine par son humidité et sa froideur, dues aux pertes de substance sanguine que les femmes subissent régulièrement sans pouvoir s’y opposer ni freiner le cours des choses. Les hommes ne perdent leur sang que volontairement, si l’on peut dire: dans des occasions qu’ils ont recherchées, comme la chasse, la guerre, la compétition. La perte de substance ne touche donc pas les individus de la même manière. La perte de substance spermatique est aussi contrôlable, et bien des systèmes sociaux et idéologiques préconisent et organisent ce contrôle. Bref, il se pourrait que ce soit dans cette inégalité-là, maîtrisable versus non-maîtrisable, voulu versus subi, que se trouve la matrice de la valence différentielle des sexes, qui serait donc inscrite dans les corps, dans le fonctionnement physique ou, plus exactement, qui procèderait de l’observation de ce fonctionnement physiologique. Cette hypothèse peut être creusée, bien qu’apparemment tautologique: les sexes anatomiquement et physiologiquement différents sont un donné naturel, de leur observation découlent des notions asbstraites dont le prototype est l’opposition identique/différent sur laquelle se moulent les autres oppositions conceptuelles dont nous nous servons dans nos discours de tous ordres, ainsi que les classements hiérarchiques que la pensée opère et qui eux, sont de valeur.»