Frédéric Kaplan. Humanités Digitales.

«Des outils numériques du présent pour densifier le passé». Le Temps, 23 février 2013
Propos recueillis par O. D.

«Il est le premier professeur en «humanités digitales» en Suisse. Frédéric Kaplan a été nommé en été 2012 à cette chaire nouvellement créée à l’EPF de Lausanne – d’autres devraient suivre en 2013 et 2014 aux Universités de Lausanne et Berne. Formé comme ingénieur en robotique et intelligence artificielle à l’Université Paris-VI, il a ensuite travaillé chez Sony. Agé de 38 ans, il est l’auteur d’ouvrages sur les relations entre les humains et la technologie.

Le Temps: Qu’entend-on par «humanités digitales»?

Frédéric Kaplan: L’idée est d’appliquer les savoir-faire des technologies de l’information aux questions de sciences humaines et sociales (SHS). Cela ne fait qu’une dizaine d’années que l’on appelle cette démarche «humanités digitales», mais elle correspond à une dynamique aussi ancienne que l’informatique; les premiers ordinateurs ont déjà été exploités pour indexer des textes. Depuis une décennie, les chercheurs en SHS sont de plus en plus nombreux à utiliser de grandes bases de données. Peu à peu, ils ont commencé à mettre en commun certaines méthodologies d’organisation numérique de leurs ressources: ils se sont mis à discuter des manières de coder tel fait historique incertain, de documenter une source, d’utiliser des systèmes de stockage des informations. Ils se sont alors aperçus qu’ils apprenaient tout autant, voire davantage, aux conférences sur les «humanités digitales» que lors des colloques de leurs disciplines respectives; les SHS sont encore plus segmentées que les sciences naturelles. Aujourd’hui, ce sont des projets interdisciplinaires d’ampleur qui commencent à être discutés.
Dans mon laboratoire, une de mes priorités est de développer des technologies permettant de mieux prendre conscience du «temps long»: l’explosion actuelle des informations nous donne l’impression de vivre dans un éternel présent. Or il est possible de digitaliser et structurer des archives vastes et disparates, à partir desquelles on peut, avec les mêmes techniques numériques, reconstituer et ausculter précisément le passé.

– Comment procéder, sachant qu’il faut s’accommoder de sources souvent lacunaires, éparpillées voire contradictoires?

– C’est ce que j’appelle le problème du «champignon informationnel». Si le temps est représenté verticalement et la quantité d’information disponible horizontalement, nous pouvons considérer que les données sur le monde contemporain (pour beaucoup déjà numérisées) sont déjà foisonnantes, et qu’elles sont de moins en moins riches au fur et à mesure que nous reculons dans le temps. Pour élargir la base de ce champignon, nous pouvons numériser des documents existants. Ils sont très nombreux sur les 200 dernières années, et encore assez importants depuis l’invention de l’imprimerie. Puis, pour le pied du champignon et les données les plus anciennes, nous pouvons extrapoler à partir des données existantes et «simuler» les données manquantes.
Par exemple, un carnet de bord d’un capitaine de navire vénitien indique bien plus qu’un itinéraire particulier: il informe sur les routes commerciales d’une époque. De la même manière, une gravure représentant une façade vénitienne décrit plus que cet unique bâtiment: elle nous renseigne sur les «grammaires architecturales» utilisées jadis. Les historiens extrapolent très souvent de cette façon, direz-vous. Notre démarche est simplement plus formelle et systématique.

– Comment gérez-vous l’incertitude liée à ces simulations?

– C’est le cœur du défi scientifique de projets comme la Venice Time Machine. Il s’agit de raisonner dans des espaces où se côtoient des incertitudes de natures très diverses (fiabilité des sources, erreurs d’interprétations, extrapolations basées sur de fausses hypothèses, erreurs dues aux procédés de digitalisation). Or, depuis cinquante ans, les sciences de l’information n’ont cessé de développer des approches pour justement raisonner dans des mondes incertains et a priori peu prévisibles (calculs probabilistes, logique floue, apprentissage artificiel, etc.). Des méthodes qui n’ont jusque-là pas reçu assez d’attention en histoire. La rencontre de ces approches formelles et des mondes historiques incertains promet de grandes découvertes.

– Cela permettra-t-il de vraiment «reconstituer» le passé?

– Face à un document historique, nous procédons en deux étapes. Nous modélisons d’abord ce que nous appelons «l’espace documentaire» associé à ce document: origine et nature de la source, information sur son auteur présumé, ou son éventuel traducteur. Nous formalisons ensuite l’«espace fictionnel» créé par ce même document: il regroupe les informations fictionnelles sur des personnes, des lieux et des événements. Ce n’est alors que par la «jointure» d’espaces fictionnels émanant de divers documents que nous pouvons progressivement produire un passé «probable». Une conséquence est qu’il n’y a évidemment pas un passé – pas une organisation de Venise –, mais de multiples mondes possibles dont nous tâchons d’évaluer la plausibilité. La reconstruction de Venise que nous proposerons ne sera qu’une parmi des milliers d’autres et nous devrons, dans l’idéal, donner accès à cette riche diversité.

– Quel est le sens profond de la démarche: faire revivre la culture et le passé, façonner une nouvelle forme d’humanisme?

Grâce à Twitter ou Facebook, vous pouvez aujourd’hui passer votre vie à vous intéresser à l’infinie richesse du présent. A tout moment, vous pouvez décider de vous balader dans les rues d’une ville quelconque grâce à Google Street View. Avec ces outils, vous vous réveillez le matin et vous sentez que le monde a tourné; vous percevez d’un coup cette extraordinaire «mondialité», plutôt que mondialisation, pour reprendre le terme de  l’écrivain Daniel de Roulet. Le présent est si passionnant qu’il y a le risque d’un déficit attentionnel vers le passé, tant celui-ci reste difficile d’accès. En l’espace de dix ans, l’ère digitale a développé une extension spatiale massive de notre voisinage géographique. L’un des objectifs des humanités digitales est de rendre le passé aussi intéressant que le présent. De montrer, avec ces outils numériques, qu’il a, potentiellement, la même densité. Et qu’on peut le regarder sous divers angles, avec des questionnements propres à chacun, de la même manière que des services de recherche comme ceux proposés par Google ne fournissent pas une explication du monde, mais des réponses à nos questions.

– Si on pousse cette logique, sera-t-il encore nécessaire de préserver le patrimoine, puisque celui-ci aura
été entièrement numérisé?

– Plus que jamais. Le patrimoine est toujours en danger. Les récents événements autour des manuscrits détruits à Tombouctou nous le rappellent. La digitalisation ne permettra en aucun cas de se passer du patrimoine. Elle ouvre la voie à de meilleures restaurations ou des mises en valeur, mais il suffit de se pencher sur ces deux dernières décennies pour remarquer que quantité de données numériques ont été perdues, ou ne sont plus lisibles et exploitables. Nous sommes encore dans une situation où la conservation pérenne de données digitales sur des supports fiables est un problème non résolu.
Aujourd’hui, les stratégies les plus efficaces consistent à pragmatiquement enregistrer à intervalle régulier les données dans des nouveaux formats. Nous devons nous interroger sur ce qui constitue alors un original; la meilleure manière de le pérenniser reste de le retranscrire régulièrement. Nous retrouvons d’ailleurs ici de vieilles interrogations…

– On sent les enjeux scientifiques et pédagogiques derrière cette démarche. En quoi sont-ils importants
pour l’Europe en particulier?

– L’Europe est la mieux placée mondialement pour être en pointe dans les humanités digitales: il y a ici une
histoire millénaire, riche et complexe, les meilleures spécialistes de ce passé et le multilinguisme comme culture profonde. De très bonnes recherches similaires se font aussi en Amérique du Nord, notamment à l’Université de Stanford. Et la Chine développe ses propres programmes, pour le moment tournés vers la modélisation de son histoire millénaire. Mais si l’Europe se donne les moyens d’investir maintenant ce champ de recherche, elle peut devenir le leader pour les cinquante ans à venir. La réussite passera aussi par des programmes éducatifs ambitieux. Il s’agit de former une nouvelle génération de «digital humanists», capable d’apprendre et de faire des projets sur le terrain en contact direct avec le patrimoine. Où ailleurs qu’en Europe pourrait-on apprendre mieux ces nouveaux savoir-faire?

– Au fait, vous utilisez l’anglicisme «digital» plutôt que «numérique» pour qualifier ces humanités. Une forme d’internationalisation?

– En parlant d’humanités «digitales» plutôt que «numériques», certains pensent que nous commettons en
anglicisme. Pourtant, le terme «digital» est un terme riche, polysémique, qui, en plus de désigner les grandes transformations de notre époque, est lié à la culture du doigté, du savoir-faire manuel. Le terme «numérique» est à l’inverse pauvre, disant simplement que tout se traduit en 0 et 1.
Sans être aucunement des tenants de l’impérialisme anglo-saxon à l’EPFL et à l’Université de Lausanne, nous préférons «digital». Et nous sentons que, depuis la Suisse, ce terme commence à s’imposer dans la
francophonie.