Le Corbusier—Ozenfant. L’esprit moderne. 1918

Le Corbusier—Ozenfant. «L’esprit moderne».1918. Publié dans Après le cubisme, éd. des commentaires, 1918.
Ce texte est repris en page de garde, en ouverture du catalogue de l’exposition:  1918-1931 Léger et l’esprit moderne. Une alternative d’avant-garde à l’art non-objectif. Musée d’art moderne de la ville de Paris 17 mars-6 juin 1982. Museum of fine arts Houston 9th july-5th september 1982. Musée Rath Genève 4 novembre 1982-16 janvier 1983

«Où en est la vie moderne?
Le dix-neuvième siècle nous donna la machine.
En révolutionnant le travail, la machine sème les germes de grandes transformations sociales; en imposant à l’esprit des conditions différentes, elle lui prépare une orientation nouvelle.
Autrefois, chaque homme créant son œuvre de toutes pièces s’y attachait et l’aimait comme sa créature; il aimait son travail. Aujourd’hui, il faut le reconnaître, le travail en série imposé par la machine voile plus ou moins à l’ouvrier l’aboutissement de ses efforts. Pourtant grâce au programme rigoureux de l’usine moderne, les produits fabriqués sont d’une telle perfection qu’ils donnent aux équipes ouvrières une fierté collective. L’ouvrier qui n’a exécuté qu’une pièce détachée saisit alors l’intérêt de son labeur; les machines couvrant le sol des usines lui font percevoir la puissance, la clarté et le rendent solidaire d’une œuvre de perfection à laquelle son simple esprit n’aurait osé aspirer. Cette fierté collective remplace l’antique esprit de l’artisan en l’élevant à des idées plus générales. Cette transformation nous paraît un progrès; elle est l’un des facteurs importants de la vie moderne.
L’évolution actuelle du travail conduit par l’utile à la synthèse et à l’ordre.
On l’a définie «taylorisme», et cela dans un sens péjoratif. A vrai dire, il n’était question d’autre chose que d’exploiter intelligemment les découvertes scientifiques.
L’instinct, le tâtonnement, l’empirisme sont remplacés par les  principes scientifiques de l’analyse, par l’organisation et la classification.
Cinquante ans ne se sont pas écoulés depuis la naissance de l’industrie. Déjà des œuvres formidables ont été réalisées, reculant avec une ampleur inattendue dont on ne peut encore mesurer l’importance, les limites jusqu’ici assignées à l’homme. Elle nous apportent la perception d’une beauté claire, aérée, générale. Jamais depuis Périclès, la pensée n’avait été aussi lucide.
Des constructions d’un esprit nouveau s’élèvent partout, embryons d’une architecture à venir; il y règne déjà une harmonie dont les éléments procèdent d’une certaine rigueur, du respect et de l’application des lois. Une clarté en laisse reconnaître l’intention nettement formulée. Les ponts, les usines, les barrages et tant d’œuvres gigantesques portent en eux les germes viables d’un développement. Dans ces œuvres utilitaires on pressent une grandeur romaine. 
L’Architecture a, depuis cent ans, perdu le sens de sa mission; elle n’est plus qu’un art décoratif de bas étage. Elle ne nous propose plus que des décorations futiles qui souilleraient l’organisme des édifices, si cet organisme existait encore. Mais la situation de l’architecture est plus grave; destinée à faire d’une maison un organe viable répondant à des fins utiles avant tout, ennoblissantes par la suite et seulement si la convenance s’y prête, elle a totalement perdu le sens de cette mission; de par la vertu d’une scolastique sénile, elle se contente aujourd’hui d’enguirlander les palais ou les plus riches «boîtes à loyer» d’une flasque excrétion puisée dans des manuels.
L’architecture serait morte (car l’Ecole l’a tuée) si par un détour heureux, elle n’avait retrouvé sa voie: l’architecture n’est pas morte, car les ingénieurs, les constructeurs, ont repris avec une ampleur rassurante sa destinée grave.
Les banlieues des villes dans un chaos au travers duquel il faut savoir discerner, nous montrent des usines où la pureté des principes qui ont présidé à leur construction réalise une harmonie certaine qui nous paraît s’approcher de la beauté. Le béton armé, dernière technique constructive, permet pour la première fois la réalisation rigoureuse du calcul; le Nombre, qui est la base de toute beauté, peut trouver désormais son expression.
 Déjà les machines, à cause même de leur conditionnement par le nombre, avaient évolué plus rapidement, atteignant aujourd’hui un épurement remarquable. Cet épurement crée en nous une sensation nouvelle, une délectation nouvelle, dont l’importance donne à réfléchir; elle est un nouveau facteur dans le concept moderne de l’Art.
On ne reste pas insensible devant l’intelligence qui régit certaines machines, devant la proportion de leurs organes rigoureusement conditionnés par les calculs, devant la précision d’exécution de leurs éléments, devant la beauté probe de leurs matières, devant la sécurité de leurs mouvements; il y a là comme une projection des lois naturelles. Les halls qui les abritent sont des vaisseaux d’une limpidité sans phrases. Les bâtiments d’usines avec leur grande ordonnance expressive présentent leurs masses sereines: l’ordre règne parce rien n’est laissé à la fantaisie.
Tout ceci est en voie de réaliser ce que les Grecs, si compréhensifs de cet esprit, avaient rêvé sans pouvoir le réaliser jamais, faute de méthodes et de moyens comparables à ceux de l’industrie moderne. Nous avons aujourd’hui des constructeurs. Si nous avons aujourd’hui nos Ponts du Gard, nous aurons aussi notre Parthénon, et notre époque est plus outillée que celle de Périclès pour réaliser l’idéal de perfection.»

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La couverture du catalogue. Léger et l’esprit moderne, une alternative d’avant-garde à l’art non-objectif (1918-1931). 1982. Edition : Paris, France, Musée d’art moderne de la ville de Paris. 558 p. ; ill. en noir et en coul. ; 24 cm français/anglais
L’exposition a été organisée par le MAM (département collection, histoire du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris).
Commissaire générale: Bernadette Contensou: conservateur en chef du
Musée d’art moderne de la Ville de Paris
Commissaires de l’exposition: Gladys C. Fabre, conception; Marie-Odile Briot, conservateur, responsable du MAM. Réalisation, organisation: Gladys C. Fabre, Marie-Odile Briot
Articles du catalogue:

Bernadette Contensou. « Préface, avant-propos, remerciements »
Marie-Odile Briot. « L’esprit nouveau: son regard sur les sciences »
Gladys C. Fabre. « L’Esprit Moderne dans la peinture figurative — de l’Iconographie moderniste au Modernisme de conception »
Barbara Rose. « Les thèmes modernes dans la peinture américaine. Machines – Avions – Automobiles – Trains
. La ville – la vie. L’objet industriel – l’objet quotidien. Le Sport. Purisme. »
Gladys C. Fabre. L’Esprit moderne et le problème de l’Abstraction chez Léger, ses amis et ses élèves de l’Académie Moderne. L’Abstraction puriste
Gladys C. Fabre. Petite histoire illustrée de l’Académie moderne. Liste des élèves de Léger entre 1924 et 1931
Biographies – Bibliographies – Références aux œuvres par noms d’artistes – Liste des documents