Theo Van Doesburg. Extraits des principes d’art néo-plastique

In Art en théorie, 1900-1990, une anthologie par Charles Harrison et Paul Wood, IIIC « Forme et abstraction », pp. 319-321
1917-1925
« XX. Si un objet d’expérience entre manifestement en tant que tel dans l’œuvre, il constitue un moyen auxiliaire aux moyens expressifs. En ce cas, le mode d’expression sera inexact.
XXI. Si l’expérience esthétique est exprimé directement par les moyens créatifs de la forme d’art choisie, le mode d’expression sera exact. 1

Exemple 5
Lorsque nous regardons des tableaux anciens, par exemple une œuvre de Nicolas Poussin, nous sommes frappés par le fait que les personnages sont représentés dans des attitudes physiques qu’il ne nous est pas donné de voir dans la vie quotidienne et pourtant leur corporéité est rendue de manière convaincante; le paysage aussi a été clairement embelli. Les feuilles des arbres, l’herbe sur le sol, les collines, le ciel sont tous fidèles à la vie et pourtant le peintre n’a pas cherché qu’il en soit ainsi. Les attitudes et les gestes de ces personnages, la position exacte de chacun d’eux et le rapport des groupes de personnages avec le fond qui les entoure, ainsi qu’avec l’espace qui les sépare, sont loin d’être accidentels ou naturels. L’accent a clairement été mis sur les positions et les rapports. Tout a manifestement été étudié avec attention. Tout est gouverné par des lois déterminées. Même la lumière, uniforme sur l’ensemble de la toile, diffère de la lumière naturelle.

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Poussin, Les bergers d’Arcadie, Musée du Louvre**

Un tel tableau est fidèle au plus haut point à la vie et pourtant, en raison des intentions spécifiques du peintre, il diffère de la nature. Pourquoi? Parce que l’artiste travaillait en fonction de lois artistiques et esthétiques (organisant la construction) et non du pur point de vue d’une lisibilité naturelle objective. Le peintre attachait plus d’importance aux intentions artistiques qu’aux formes naturelles.
Au lieu de faire prédominer l’anecdote pittoresque ou la divertir de la nature, il cherche à exprimer une idée universelle par une organisation intentionnelle des personnages et la subordination des détails. Il semble donc négliger les lois de la nature au profit de celles de la création artistique. Il utilise seulement les formes naturelles comme un moyen d’atteindre son objectif artistique 2.
Cet objectif est de créer un ensemble harmonieux dans lequel l’équilibre de l’ensemble, l’unité artistique, est réalisé par la multiplicité des rapports et en annulant les positions et les attitudes des figures, les espaces, les masses et les lignes de mouvement du tableau (par leur rapports).
Effectivement, jusqu’à un certain point, cette harmonie artistique est atteinte. Jusqu’à un certain point parce que le but artistique n’est pas recherché directement par les moyens artistiques, mais seulement indirectement, obscurci par les formes naturelles. Ni la couleur, ni la forme n’apparaissent à l’état pur, comme couleur et comme forme. Ou plutôt, la couleur et la forme servent à produire l’illusion d’une chose autre, par exemple les feuilles, le verre, les parties du corps, la soie, la pierre, etc.
Une telle œuvre d’art est l’idée artistique exprimée avec des moyens naturalistes.
C’est une œuvre d’art esthétique-naturaliste.
Elle s’écarte de la nature dans la mesure où elle est esthétique (plus interne); elle s’écarte de l’idée artistique dans la mesure où elle est naturaliste. Elle est, pour ainsi dire, divisée et n’est donc pas purement et exactement une œuvre plastique.
L’objectif de l’artiste plastique est simplement ceci: donner forme à son expérience esthétique de la réalité ou, pourrait-on dire aussi, à son expérience créatrice de l’essence fondamentale des choses. L’artiste visuel peut laisser aux poètes et aux écrivains la narration des histoires, des contes de fées, etc. Les arts visuels ne peuvent se développer et se déployer qu’en réévaluant et en purifiant les moyens plastiques. Les bras, les jambes, les arbres, les paysages ne sont pas des moyens picturaux purs. Les moyens picturaux sont: les couleurs, les formes, les lignes et les plans.
Si nous considérons l’ensemble de l’évolution des arts visuels, nous nous apercevons, en fait, que les moyens sont devenus progressivement plus définis et offrent la possibilité d’une expression purement plastique de l’expérience artistique. Puisque ces moyens plastiques ont fait leur apparition comme facteur visuel essentiel, tout ce qui en peinture, en sculpture et, à un certain degré, en architecture ne relève pas des moyens purement expressifs a été relégué à l’arrière-plan.
Il est inutile de décrire chaque étape du développement de leur importance dans l’évolution vers une expression artistique exacte. Nous pouvons résumer toutes ces tendances diverses, qu’elles appartiennent ou non à des systèmes, comme: la conquête de la forme expressive exacte de l’expérience esthétique de la réalité.
L’essence de l’idée plastique (de l’esthétique) est exprimée par le terme annulation.
Chaque élément en annule un autre.
Cette annulation d’un élément par un autre s’exprime dans la nature autant que dans l’art. Dans la nature, elle est plus ou moins dissimulée par les accidents du cas particulier, en art (du moins dans l’art exact, plastique), elle se révèle clairement.
Quoique nous ne puissions appréhender la parfaite harmonie, l’équilibre absolu, tout et chaque chose dans l’univers (chaque motif) est néanmoins soumis aux lois de cette harmonie, de cet équilibre. C’est le travail de l’artiste de découvrir et de donner forme à cette harmonie cachée, cet équilibre universel des choses, de démontrer qu’elle est conforme à ses propres lois.
L’œuvre d’art (véritablement) exacte) est une métaphore de l’univers obtenu par des moyens artistiques.
Nous avons vu dans l’exemple 5 que, dans les œuvres du passé, l’équilibre artistique était atteint par les annulations successives d’une position d’un personnage par une autre, d’une dimension par une autre, etc.; donc, par une annulation réciproque des moyens empruntés à la nature.
La grande avancée de l’œuvre d’art plastique exacte consiste à atteindre l’équilibre artistique par des moyens artistiques purs et par eux seulement.
Dans l’œuvre d’art plastique, exacte, l’idée plastique reçoit une expression directe, véritable, par l’annulation constante des moyens expressifs: ainsi, une position horizontale est annulée par une verticale, et il en va de même pour la dimension (la grande par la petite) et pour la proportion (la large par l’étroite). Un plan est annulé par un autre qui le circonscrit ou qui est en rapport avec lui, etc., la même chose s’applique à la couleur: une couleur est annulée par une autre (par exemple, le jaune par le bleu, le blanc par le noir), un groupe de couleurs par un autre groupe de couleurs et tous les plans colorés sont annulés par les plans non colorés et vice versa. 3
De cette manière (selon Piet Mondrian: « Neue Gestaltung » dans le Bauhausbücher, vol.5), en annulant constamment la position, la dimension, la proportion et la couleur, un ensemble harmonieux de rapports, un équilibre artistique est atteint et avec lui, de la façon la plus exacte, l’objectif de l’artiste: créer une harmonie, donner la vérité en matière de beauté . L’artiste n’incarne plus son idée par une représentation indirecte: symboles, tranches de vie, scènes de genre, etc.; il donne forme à son idée purement et directement par les moyens artistiques disponibles à cette fin.
L’œuvre d’art devient un organisme (plastique) autonome, artistiquement vivant, dans lequel les éléments s’annulent entre eux.

1 L’artiste est, bien sûr, entièrement libre de se servir de n’importe quelle science (par exemple, les mathématiques), de n’importe quelle technique (par exemple, l’imprimerie, la machine, etc.), de n’importe quel matériau possible pour atteindre cette exactitude.

2 Les décadents du cubisme, avec leur « surréalisme », cherchent presque tous à atteindre exactement la même chose: une harmonie classique, picturale, obtenue par des moyens empruntés à la nature. Que, dans ce processus, les formes naturelles ne soient pas envisagées comme telles, mais doivent être considérées comme un phénomène objectif, ne fait, du point de vue artistique, aucune différence fondamentale. On pourrait appeler ce mouvement néo-baroque.

3 Dans l’impressionnisme, cette annulation était exprimée intuitivement. Pour obtenir une impression harmonieuse, chaque couleur était annulée par une autre. D’où l’expression : rapport des couleurs.

http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-mondrian/ENS-mondrian.html

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Les Bergers d’Arcadie (première version, Chatsworth House (Derbyshire). La jeune femme censée représenter l’art -versus la mort contenue dans le slogan Et In Arcadia ego [sum]- est nettement plus jolie (baroque) dans la première version. Dans la seconde elle est résolument grecque (profil, corpulence et drapés lourds du vêtement.