Gladys C. Fabre, Marie Odile Briot. Avant-propos pour Léger et l’esprit moderne

Avant-propos,
p. 23 du catalogue Léger et l’esprit moderne, une alternative d’avant-garde à l’art non-objectif (1918-1931). 1982

«On vole à la vie ce qu’elle a de plus beau. On la vêt ensuite, comme une idole précieuse, de tout l’or de nos espoirs.» Abel Gance. Interview J.F. Christmant — Nouvelles littéraires 21 novembre 1925.

«Cette citation d’Abel Gance résume parfaitement les comportements et les démarches artistiques d’une certaine avant-garde de la période de l’entre deux guerres. Cette attitude foncièrement optimiste qui attestait d’une foi véritable, non seulement dans le progrès technologique mais aussi dans l’homme* s’oppose à de nombreux courants artistiques internationaux. D’une part elle va à l’encontre des idées expressionnistes, dadaïstes et de la Nouvelle Objectivité allemande qui s’affirment comme un regard critique, pour ne pas dire virulent ou pessimiste de la société. D’autre part, ce courant optimiste se différencie aussi des esthétiques défendues par le mouvement De Stjil, le Suprématisme, et le Constructivisme russe ainsi que de la plupart des théories enseignées au Bauhaus. A la recherche d’un équilibre périlleux entre la Pensée et la Matière, l’Art et la Nature, l’avant-garde présentée dans l’exposition se refuse à construire à partir d’un système exclusif, totalitaire, privilégiant l’Esprit au détriment des réalités existentielles. Elle ne fait pas table rase de l’humain et continue comme par le passé à se référer au Monde, généralement dans ces aspects les plus modernes. Cette élaboration d’un nouvel humanisme, s’accordant aux changements engendrés par ce progrès technologique, définit la démarche de Léger. Ce peintre apparaît comme un des principaux chefs de file de cette tendance mais surtout comme le symbole le plus éclatant de cette volonté d’exprimer la vie de son époque.

L’exposition se situe entre 1918 et 1931 en ce qui concerne l’Europe et de 1918 à 1939 pour les Etats-Unis. Sur le vieux continent, 1931 marque la fermeture de l’Atelier Léger à L’Académie Moderne, mais surtout la fin d’un optimisme inconditionnel tant pour les esprits de droite que pour ceux de gauche. La crise économique, la montée du Nazisme en occident et l’installation du Stalinisme à l’Est n’encourageaient plus une vision euphorique. En fait, il faut concevoir l’évolution de cette tendance moderniste comme se propageant selon des ondes concentriques. Dès 1927, l’apologie du monde moderne ne concerne déjà  plus l’art de Léger et de Servrancks, de même qu’Ozenfant et Le Corbusier abandonnent le Purisme, tous quatre étant plus ou moins influencés par certains aspects du Surréalisme. Par contre, chez leurs élèves et amis cette tendance continuera environ jusqu’en 1930-31, avant que ces derniers s’orientent à leur tour vers le Surréalisme ou encore vers l’Art non-objectif. Dans le domaine des Arts dits « décoratifs », cette date, consacre également la fin d’une inspiration puriste-mécaniste qui se coulera dorénavant dans le moule du Fonctionnalisme international dérivant du Bauhaus.
Au moment où l’apologie de la Modernité disparaît presque totalement des préoccupations artistiques européennes (avec un sursaut pour l’Exposition Internationale de 1937), on assiste en 1931 à son renouveau aux U.S.A. et le premier voyage outre-atlantique qu’effectue Léger cette année-là n’y est pas étranger. C’est la seconde onde de choc, un nouveau impact de son influence sur la peinture américaine, dont le premier contact remontait dix ans en arrière. Ainsi, au cours des années 30 une tendance faisant l’éloge du monde moderne, tant à travers l’iconographie que par l’adoption d’une technique picturale appropriée, coexistera aux Etats-Unis avec d’autres expressions artistiques plus critiques. C’est pourquoi dans le cadre de cette manifestation la sélection des œuvres américaines ne s’arrête pas à la date de 1931 mais se prolonge jusqu’en 1939.

Enfin chaque musée a été libre de choisir les machines et œuvres d’art antiques destinées à créer un environnement à la fois familier, technologique et culturel. Ce mode de sélection a été adopté afin d’évoquer « le vécu quotidien » propre à chaque nation. Il explique un certain décalage entre les œuvres reproduites au catalogue et les objets présentés à Houston et Genève. De plus, quelques tableaux n’ont pu être prêtés pour toute la durée de l’exposition, ils seront donc absents dans certains musées ou encore remplacés par des œuvres similaires.»

Les commissaires: Gladys C. Fabre, concepteur; Marie-Odile Briot, conservateur, responsables du M.A.M.
*les mots en caractères gras proviennent de l’édition originale.