Rousseau, Proust, Nietzsche : du vert devant mes fenêtres

chambre
Rue Isaline.

«Elle habitait une vieille maison, mais assez grande pour avoir une belle pièce de réserve dont elle fit sa chambre de parade et qui fut celle où l’on me logea. Cette chambre était sur le passage dont j’ai parlé où se fit notre première entrevue, et au-delà du ruisseau et des jardins, on découvrait la campagne. Cet aspect n’était pas pour le jeune habitant une chose indifférente. C’était depuis Bossey la première fois que j’avais du vert devant mes fenêtres. Toujours masqué par des murs, je n’avais eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut sensible et douce ! Elle augmenta beaucoup mes dispositions à l’attendrissement. Je faisais de ce charmant paysage encore un des bienfaits de ma chère patronne : il me semblait qu’elle l’avait mis là tout exprès pour moi ; je m’y plaçais paisiblement auprès d’elle ; je la voyais partout entre les fleurs et la verdure ; ses charmes et ceux du printemps se confondaient à mes yeux. Mon cœur jusqu’alors comprimé se trouvait plus au large dans cet espace, et mes soupirs s’exhalaient plus librement parmi ces vergers. On ne trouvait pas chez Madame de Warens la magnificence que j’avais vue à Turin, mais on y trouvait la propreté, la décence et une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s’allie jamais. Elle avait peu de vaisselle d’argent, point de porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers ; mais l’une et l’autre étaient bien garnies au service de tout le monde, et dans des tasses de faïence, elle donnait d’excellent café. Quiconque la venait voir était invité à dîner avec elle ou chez elle, et jamais ouvrier, messager ou passant ne sortait sans manger ou boire.» Jean-Jacques Rousseau, livre 3, Confessions. Lien vers «nouvelle fenêtre»: Mireille Védrine (conservatrice des Charmettes: Rousseau et la Savoie)

«Toute la journée, dans cette demeure de Tansonville un peu trop campagne qui n’avait l’air que d’un lieu de sieste entre deux promenades ou pendant l’averse, une de ces demeures où chaque salon a l’air d’un cabinet de verdure, et où sur la tenture des chambres, les roses du jardin dans l’une, les oiseaux des arbres dans l’autre, vous ont rejoints et vous tiennent compagnie – isolés du moins – car c’étaient de vieilles tentures où chaque rose était assez séparée pour qu’on eût pu si elle avait été vivante, la cueillir, chaque oiseau le mettre en cage et l’apprivoiser, sans rien de ces grandes décorations des chambres d’aujourd’hui où sur un fond d’argent, tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais, pour halluciner les heures que vous passez au lit, toute la journée je la passais dans ma chambre qui donnait sur les belles verdures du parc et les lilas de l’entrée, sur les feuilles vertes des grands arbres au bord de l’eau, étincelants de soleil et la forêt de Méséglise. Je ne regardais en somme tout cela avec plaisir que parce que je me disais, c’est joli d’avoir tant de verdure dans la fenêtre de ma chambre jusqu’au moment où dans le vaste tableau verdoyant, je reconnus, peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu’il était plus loin, le clocher de l’église de Combray, non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même, qui mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et des années, était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d’un tout autre ton, si sombre qu’il paraissait presque seulement dessiné, s’inscrire dans le carreau de ma fenêtre. Et si je sortais un moment de ma chambre, au bout du couloir j’apercevais, parce qu’il était orienté autrement, comme une bande d’écarlate, la teinture d’un petit salon qui n’était qu’une simple mousseline mais rouge, et prête à s’incendier, si un rayon de soleil y donnait.» Marcel Proust, Le Temps retrouvé, chapitre 1.

«Et quand je vous aurai dit comment s’appelle la place sur laquelle donne ma fenêtre (des arbres magnifiques, au loin de grands bâtiments rougeâtres, la mer et le galbe harmonieux de la Baie des anges), à savoir le « Square des Phocéens », peut-être rirez-vous comme moi du cosmopolitisme formidable de cette association de mots —les Phocéens se sont réellement installés ici à une certaine époque— mais il y vibre quelque chose de triomphant et de supra-européen, quelque chose d’extrêmement réconfortant qui me dit: « Ici, tu es à ta place. »» Nietzsche cité in Patrick Mauriès, Nietzsche à Nice, p. 25.

Ni(etzs)c(h)e à Nice

seringa
Patrick Mauriès, Nietzsche à Nice, Gallimard, Paris, 2009.

«Nietzsche arrive à Nice le 2 décembre 1883. [Il] loge au 38 rue Ségurane. [Il]  revient ensuite quatre fois du 8 décembre 1884 au 8 avril 1885, du 11 novembre 1885 au début mai 1886, du 22 octobre 1886 au 2 avril 1887, du 22 octobre 1887 au 2 avril 1888.»

Claudine séjourne à Nice au 18 rue Ségurane, chez sa sœur Mado, régulièrement, chaque année à partir de 1933 et longuement pendant la deuxième guerre mondiale avec sa fille Nicole.

«Exempte de toute pesanteur allemande, cette terre est aussi naturellement musicale, inspiratrice, énergique, qualité primordiale en ce moment où, explique [Nietzsche en 1886] à Gast [son ami], « nous avons un besoin urgent d’une profession de foi musicale antiromantique: ne plus demander à la musique de la ‘morale’, et un ‘relèvement du peuple’, mais de l’art, ars, de l’art pour artistes, une espèce de divine indifférence, une espèce de gaîté illicite, aux dépens de tout ce qui a ‘de l’importance' ». Lors de son dernier séjour, Nietzsche entendra quatre fois la Carmen de Bizet, puis ses Pêcheurs de perles (qu’il quitte au premier acte, trouvant l’ensemble trop wagnérien) […].»

Claudine, jeune trentenaire, à la fin des années 30, écoute et chante des arias des Pêcheurs de perles, comme «Au fond du temple saint»: