Esthétique pathétique, esthétique du foirage

Imponderable de Tony Oursler,  2015

Tony Oursler – Imponderable
from LUMA Foundation on Vimeo.

«Imponderable is an extensive research project that investigates the personal collection of American artist Tony Oursler, a remarkable trove of more than 2,500 photographs, publications and unique objects, tracking a social, spiritual and intellectual history dating back to the early 18th century.

The project’s title, Imponderable, suggests the idea of something that cannot be determined with accuracy. Eighteenth-century scientists used the word to describe magnetism, electricity, and other than unquantifiable energies, many of which are represented in Oursler’s archive. The imponderable also suggests an area of open speculation populated by numerous conflicting belief systems. But Oursler is also interested in how even the most incredible ideas can be presented in such a way that they convince the audience of their veracity.

This initial research into these fringe practices of media histories and occult phenomenon led Oursler further into ideas of speculative thought, the boundaries of science, the use of the spectacular, which resonate with contemporary pop culture.

The landscape of the archive covers numerous categories such as: stage magic, thought photography, demonology, cryptozoology, optics, Mesmerism, automatic writing, hypnotism, fairies, cults, pareidolia, the occult, color theory and UFOs. For Oursler, nested and mirrored within this archive is an intriguing family history.

For the LUMA Foundation in Arles, this exhibition investigates new possibilities for archives and artistic production, which is one of its primary concerns. Imponderable translates the original archival materials into the form of a film, an installation and a publication, providing new insight into both the material gathered by the artist over many years and the trajectory of his own work.

The 4D film-based experience explores the conflicting and overlapping belief systems implicit within his grandfather’s engagement with the debunking of paranormal activity, The broader reach of the archival material is presented in a 600-page, fully illustrated publication that makes the archive available to the public for the first time. Alongside a substantial visual catalogue of Oursler’s archive, organized by the artist, this publication gathers a large number of newly commissioned texts by scholars, historians and fellow enthusiasts for material that certainly lies outside the mainstream.»

Retour sur les films de Mike Kelley, si près, si loin de Tony Oursler





Mike Kelley reveals how photographs from yearbooks and newspapers in Detroit served as the inspiration behind the performative project « Day Is Done, » shown installed at Gagosian Gallery.  «The Day is Done, est comme un voyage dans le temps. Une installation composée de peintures, sculptures et photographies qui sont toutes reconstituées à partir de photographies racontant des activités parascolaires présentée dans un yearbook (album de l’année) de lycée, récupéré par Kelley: toute la vie de l’établissement scolaire est scénarisée autour des festivités telles qu’Halloween, Noël… »

Lu dans le Libé du week-end

Presque aussi intéressant que le Sunday Times fin des années 60.
1.
Art

1.1.
calvin
Brian Calvin, Group Smoke (Courtesy Brian Calvi et Anton Kern Gallery, New York.)
mot-clé : place du spectateur

Judicaël Lavrador. «Brian Calvin, mission impossible» :

«Cheveux longs et raides, serrées les unes contre les autres, faisant corps et écran, à tel point qu’elles empêchent le regard de se faufiler vers la moindre perspective, les trois filles de Group Smoke semblent moyennement heureuses de vous voir. Ça commence mal. On dirait qu’on les gêne, alors qu’on est venu ici pour elles et leurs consorts, tous personnages de Brian Calvin à qui le centre d’art contemporain le Consortium à Dijon consacre une rétrospective pas exhaustive, mais assez peuplée.
En peinture, ce renoncement du modèle à se livrer, trop occupé qu’il est à lire, à rêvasser ou à cloper pour qu’il daigne vous prendre en ligne de compte, sinon en ligne de mire, a déjà été pensé par l’historien de l’art Michael Fried. «Il faut, écrivait-il dans la Place du spectateur, que l’artiste cherche un moyen de neutraliser, voire de nier la présence du spectateur, pour que puisse s’établir cette fiction qu’en face du tableau, il n’y a personne.» Le sujet dépeint «absorbé» dans ses pensées n’est plus sur la toile pour se pavaner, et le genre du portrait répond à une autre fonction que la présentation posée et sociale du modèle. Qui de toute façon, chez Brian Calvin, n’a jamais d’existence de chair et d’os : ces gens ne sont que sous son pinceau. Il ne les a même pas portraiturés d’après des photos trouvées ici ou là, comme nombre de ses contemporains peuvent choisir de le faire.»
Brian Calvin : «Je ne travaille pas vraiment d’après photos, rappelle Brian Calvin. Toutefois je me sers de mon iPhone pour documenter la progression du tableau. Et si je n’aime pas la manière dont il a avancé, je vais regarder les images pour penser à une nouvelle façon de procéder.» *

* On pourrait dire : « la méthode expérimentale implique de tâtonner, de procéder par essais successifs, de voir ce que ça donne. J’aime l’empirisme. Je refais plusieurs fois les choses. On ne dit pas : je serai plus inspiré demain. Non, on tire les leçons. »

1.2

Kool A.D. – Hickory (Official Music Video)
from Youth Experimental Studio on Vimeo.

Kool A.D, Hickory, avec en featuring Talib Kweli et Boots Riley est un clip constitué de 24 aquarelles par seconde, fignolées par le collectif d’art péruvien Youth Experimental Studio. Mot-clé : aquarelle, clip

2.
Littérature Essais

2.1.
whitehead
Whitehead, vers 1925. (Photo by Hulton Archive/Getty Images)
Didier Debaise L’Appât des possibles, reprise de Whitehead, Les presses du réel «Intercessions», 164 pp., 15 €.

Ali Benmakhlouf. «Place au conditionnel». Mots-clé : possible, bifurcation

«Le titre s’apparente à la description d’une chasse ou d’une séduction. Il s’agit pourtant d’une métaphysique sous contrôle de la logique. L’Appât des possibles, ce sont des préhensions, des captures qui se mesurent non seulement à ce qui a été de fait choisi, proposé et sélectionné, mais aussi à ce qui est écarté, exclu. La bataille de Waterloo aurait pu ne pas avoir lieu et ce conditionnel est inscrit dans son indicatif.
Whitehead est un épistémologue tout autant qu’un métaphysicien. Didier Debaise montre dans cet ouvrage d’une limpidité cristalline comment ce philosophe de la première moitié du XXe siècle a refusé la «bifurcation de la nature», qui n’est pas un simple dualisme matière/esprit, mais cette distinction élaborée par la philosophie classique – John Locke notamment – entre qualités primaires des corps (nombre, mouvement, étendue) et qualité secondes (goût, couleurs, sons). Elargir le concept d’expérience, c’est éviter non pas tant les abstractions scientifiques qui donnent lieu à ces distinctions et qui ont eu un rôle majeur dans la constitution de la science moderne, que la «réification de ces abstractions». L’abstraction scientifique ne saurait rejoindre la synthèse de la nature, elle n’est que l’outil pour aborder celle-ci. La matière ne saurait se réduire par conséquent, dans sa «réalité», à sa localisation spatio-temporelle, à moins de devenir un «concret mal placé».
Cet ouvrage aurait pu s’intituler «philosophie de l’importance», car si les sentirs («feelings») sont des préhensions qui contractent, chacun dans sa singularité, l’univers passé dans son entièreté —là est la thèse métaphysique forte de Whitehead—, ils sont aussi caractérisés par leur intensité, par l’importance qui les fait exister au-delà d’eux-mêmes : telle découverte scientifique, telle bataille, tel choix sont non pas tant des «intérêts» que des importances, ces «traces de tous les possibles qui accompagnent un sentir», et qui à l’échelle de l’individu humain font partie des choix décisifs qui configurent une existence.»

2.2.
serres
Michel Serres. Le gaucher boiteux, Le Pommier, 280 pp., 22 €

Article de Robert Maggiori. «Michel Serres annonce un âge doux» :

«Voici le 60e livre de Michel Serres, qui, d’une certaine manière, les «contient» tous, comme la goutte d’eau contient tout l’étang. Une œuvre complexe, qui culmine avec la série des Hermès, qui irradie tous les champs du savoir, et que l’académicien, à partir peut-être des Cinq sens, a voulu rendre de plus en plus accessible, en la dépouillant de tout sabir technique et de tout appareil critique savant. Son coup de maître, en ce sens, est la Petite Poucette qui – s’appuyant sur ce geste quotidien des doigts qui écrivent à mille à l’heure sur le portable – décrit le sens de la révolution numérique. Le Gaucher boiteux connaît le même succès – sans doute parce qu’en une langue fastueuse et sensuelle, imbibée de toutes les sonorités de la nature, Serres continue d’y dire comment va le monde et comment la pensée doit le penser.

1 Faire le «grand récit de l’univers», c’est osé !

Pas tant que cela, si on réalise que quatre grandes règles régissent tout ce qui est. Bactérie, champignon, baleine, séquoia : il n’y a pas de vivant dont on ne puisse dire qu’il n’émet pas d’information, n’en reçoit, n’en stocke ni ne la traite. Mais il en va de même pour ce qui n’est pas biologique : cristal, roche, étoile… Et pour ce qui est humain : individu, famille, ferme, village, métropole… Or penser, c’est également recevoir, émettre, stocker, traiter de l’information… Et si la pensée n’est pas la répétition mais l’invention, il n’est pas impossible, suivant les mêmes règles que tout ce qui existe, qu’elle puisse saisir les nouveautés de l’Univers, l’évolution du monde, avec ses ramifications, ses bifurcations…

2 C’est le rôle du concept que de «saisir», non ?

Mais il ne s’agit pas de concept, si on entend par là la froide élaboration de l’esprit. Le concept, c’est la main, avec ses doigts gourds ou agiles, le nez, le corps tout entier, dans le concept il y a du sang, de la sueur, de la terre, du sel, l’eau des rivières, la neige des montagnes, les loups et les hiboux… Chaque espèce réussit l’adaptation à son milieu, en joue et en devient maîtresse, chaque espèce «connaît son monde». Pour connaître le nôtre, il nous faut voler comme l’aigle, travailler le bois comme le castor, enseigner avec autant de finesse qu’un loup, briller comme une étoile… La voile avance en jouant avec le vent contraire : eh bien la pensée humaine doit de la même façon «épouser» le flux vivant ou le «potentiel cosmique», vivre en lui, habiter en lui, s’informer de son information, agir avec lui…

3 Nous serions entrés dans une nouvelle ère ?

Oui : l’âge doux. Se déroule sous nos yeux une nouvelle révolution technique, aussi industrieuse, mais décrochée des sciences qui conditionnaient les précédentes, la physique, la thermodynamique, et amarrée aux sciences de la vie et de la Terre, et à l’information. Tout en sera changé, la vision du monde, le souci des choses, les pratiques, le droit, la politique, la morale, et notre être-au-monde lui-même. La pensée devra se faire «douce», elle aussi.»

Mathieu Lindon. Belhaj Kacem, Artaud, le couperet du complot

Christian Bernard. Le souvenir sera digital ou ne sera pas !

Article paru dans La Tribune de Genève, 
Le Mamco planifie la numérisation de ses expositions
Les musées à l’ère digitale. Digitaliser les œuvres d’art soulève des questions éthiques et juridiques autant que techniques, débattues avec Christian Bernard, fondateur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève, par Pascale Zimmermann

[…] Aussi formidables que soient les opportunités fournies par la numérisation des œuvres d’art, celle-ci soulève différentes questions éthiques, juridiques et techniques. Les spécialistes se concertent, les colloques se multiplient: Cloud Collections, organisé par l’Institut suisse pour l’étude de l’art (SIK- ISEA), s’est tenu à la mi-mars à l’Université de Genève. A la fin d’avril, c’était le tour de MuseumNext, à Genève également. L’assemblée annuelle du Comité international pour les musées et collections des beaux-arts, prévue à Lausanne du 27 au 31 mai, portera elle aussi sur le thème «Les musées de beaux- arts à l’ère du numérique».

Quels sont les enjeux de cette révolution numérique pour les institutions genevoises? Nous avons choisi de prendre l’exemple du Mamco. Le Musée d’art moderne et contemporain, qui célèbre en 2015 ses 20 ans d’existence à la rue des Bains, se trouve directement et de façon toute pragmatique confronté à la thématique. Décorticage de ce cas d’école avec Christian Bernard, directeur, fondateur et esprit des lieux.

Que faut-il numériser?

Tout ce qui un jour a été exposé au Mamco a été fixé sur la pellicule, par le même photographe, depuis vingt ans. Salle par salle, mur par mur, angle par angle. «Lorsque nous avons commencé à documenter notre travail, nous l’avons fait en argentique, avec des diapositives essentiellement, raconte Christian Bernard. Les ektachromes, de qualité certes bien supérieure, étaient trop onéreux; nous n’en avons que quelques centaines. Lors du passage au numérique, le stock argentique est resté dans des casiers pendant des années. Puis nous avons tout numérisé, 7000 images! Aujourd’hui, 90% de l’archive est digitalisée.»

Livres papier ou contenus Web?

Dès le départ, le Mamco a décidé de ne pas éditer de catalogue sur papier de ses expositions. «C’est un parti pris. Je pense depuis toujours que rien ne remplace une visite au musée. Les œuvres ont une matérialité spécifique, un format, une épaisseur, une variabilité à la lumière, parfois une odeur», milite le fondateur. Un musée possède lui aussi son parfum: le Mamco sent l’huile de machine. Le bâtiment de la rue des Bains abritait à sa construction, en 1958, la Société genevoise d’instruments de physique (SIP). Le musée a donc sciemment ciblé son activité éditoriale sur les monographies et les écrits d’artistes, les essais et les traités sur l’art. Aucune trace des expositions elles-mêmes n’a été consignée sur papier. Le souvenir sera digital ou ne sera pas!

Comment financer le travail?

La numérisation de l’archive du Mamco a été effectuée grâce au soutien d’une fondation privée qui exige de garder l’anonymat. Christian Bernard: «Ce travail a coûté autour de 120 000 francs. Ne restent à digitaliser que les ektachromes – quelques centaines de clichés à 40 francs pièce – pour lesquels nous devons encore trouver des fonds.» Puis le Mamco aura besoin de 200 000 francs supplémentaires, soit un poste pendant deux ans plus les frais afférents, pour réaliser un vrai projet muséal en ligne.

Quel musée en ligne créer?

«Il est important que la mémoire du musée soit basculée sur notre site progressivement. Ce sera long et compliqué, car je veux le faire de façon légèrement complexe: prendre par exemple le même mur, pendant vingt ans, et montrer ce qui y a été exposé au fil du temps, annonce le directeur. Cela suppose beaucoup de travail et de la subtilité de la part des programmeurs: plusieurs entrées, plusieurs arborescences.» Lorsque le Mamco sera mis en ligne, il sera possible d’effectuer une recherche par date, exposition, artiste, salle ou mur. Tout sera corrélé à un plan du musée, il y aura des explications, des légendes pour chaque œuvre, pour chaque installation. Une exposition possède une construction qui fait sens: telle œuvre n’est pas en face de telle autre par hasard. Pour ne pas trahir le travail du curateur, le musée en ligne devra rendre compte de cette «architecture» particulière. Christian Bernard y tient beaucoup: «Je m’occuperai du suivi de ce projet, même après mon départ à la retraite (je programme des expositions jusqu’au printemps 2016), car je me sens coresponsable de la mémoire du Mamco. J’espère commencer ce travail en 2016 et escompte en avoir pour trois ou quatre ans.»

Quels sont les problèmes techniques?

Argentiques ou numériques, les clichés n’ont pas tous la même qualité ni un formatage ou un étiage identiques, même s’ils ont été tirés par un seul photographe. Certains ont vieilli. «Au Mamco, les sols sont roses. Sur certains tirages, c’est du rose clair, sur d’autres du rouge foncé. Il convient d’équilibrer les couleurs pour rendre les clichés comparables, si l’on veut rendre compte d’une certaine cohérence», résume le fondateur de l’institution. Les œuvres sont prises évidemment sous plusieurs angles, les sculptures surtout; les installations compliquent bien sûr encore davantage le travail du photographe.

Et l’artiste dans tout ça?

On peut tout prendre en photo, c’est un fait. Mais que doit-on capturer? Uniquement ce que l’artiste voulait montrer? La question est aiguë en ce qui concerne le Google Art Project – la numérisation par le géant technologique américain de toutes les œuvres d’art dans le monde, ou presque. Lors du colloque Cloud Collections, Cédric Manara, conseil en droit d’auteur chez Google à Paris, relevait l’extraordinaire exploit technique que constitue la numérisation du plafond de l’Opéra Garnier, peint par Marc Chagall en 1964 et digitalisé par le biais du procédé du gigapixel: «C’était extrêmement délicat, car sous le Palais Garnier passe le métro. Je vous laisse imaginer les vibrations! Aujourd’hui le gigapixel permet d’apercevoir des choses que vu d’en bas, il est impossible de déceler, comme la signature de l’artiste et la date à laquelle la fresque a été peinte.» Dubitatif, Christian Bernard pondère ce bel enthousiasme: «Quand le lieu prescrit le point de vue, il n’y a aucune raison de considérer qu’il y a plus à voir pour le spectateur que ce que l’artiste voulait montrer.» Un plafond peint se regarde d’en bas, point.

Quel atout pour l’histoire de l’art?

Tout voir de l’œuvre qu’il étudie est en revanche crucial pour le chercheur en histoire de l’art. La précision des images numériques est à ses yeux un don du ciel, et le gigapixel mis au point par Google un vrai miracle. «Mais il ne faut jamais perdre de vue que ce que l’on regarde là est une manipulation de la réalité. Il arrive à Google de composer un mur de 8 m2 avec une œuvre mesurant 2 m2…» relève notre interlocuteur.

A qui reviennent les droits?

Au Mamco, chacun est libre de photographier ce que bon lui semble. Seuls trépied et flash sont prohibés, afin d’éviter un usage professionnel des clichés. «Je suis très low law, précise son directeur. Nous ne vendons pas nos photos quand il s’agit de collègues, de curateurs, etc. Les artistes et les collectionneurs sont les récipiendaires des photos que nous prenons. Je leur en envoie un jeu, mais les clichés restent notre propriété.» Si quelqu’un souhaite les publier, dans le cadre d’une thèse ou d’un livre, il faut alors en demander l’autorisation à l’artiste ou au collectionneur, qui en conservent les droits. Cela dit, une large diffusion contribue au rayonnement d’une œuvre, de son créateur ou à la mise en valeur d’une collection. Artistes et collectionneurs ont en général tout intérêt à céder leurs droits pour publication. Le directeur ajoute: «Lorsque le catalogue raisonné de notre archive sera sur le Net, tout sera en libre accès. C’est un principe moral: nous sommes un service public. Nous n’effectuons aucune valorisation commerciale, nous ne faisons pas d’argent avec ces photos. Au contraire, cela nous coûte quelque chose. Si l’accès au site était payant, ce serait différent, il faudrait partager les gains.»

Quel sens donner à la numérisation?

Pour Christian Bernard, rien ne remplace l’expérience sensorielle: «C’est en situation d’exposition que l’œuvre visuelle peut déployer son amplitude plastique et sémantique. L’espace entre les œuvres, leur style d’accrochage et d’éclairage, leurs enchaînements et articulations, toute la grammaire de l’exposition produit une conversation polyphonique où chaque œuvre individuelle s’éclaire et s’enrichit des échos calculés et rencontres imprévues du dispositif de l’exposition.» Il convient donc de mettre en ligne non seulement l’œuvre mais aussi l’exposition, la patte du musée, le point de vue du curateur. «Toute représentation photographique n’est qu’une forme partielle de la chose. Et ce n’est pas l’art qu’on numérise. On digitalise des images, pas les œuvres, on numérise leurs reproductions. Mais nous vivons dans un monde où l’empire de l’image est si grand qu’on omet de dire que la représentation n’est qu’une des apparences de l’objet.»

A quoi prendre garde?

Dès qu’on parle numérisation des collections, un discours bien huilé s’invite dans le débat: grâce à la digitalisation, l’art mondial est à tout le monde. Fini les frontières géographiques, sociales, financières ou culturelles. Liberté, égalité, gratuité… Autre poncif, les curieux ferrés sur Internet vont prendre en rangs serrés le chemin des «vrais» musées. Christian Bernard donne son avis: «Je ne crois pas une seconde que la numérisation va nous amener un public nouveau. Une mutation anthropologique est en train de s’opérer. Un de ses enjeux essentiels? Ne pas accepter de perdre en son nom le rapport direct au monde. Aujourd’hui, dans un musée, tout le monde se balade avec sa tablette ou son smartphone pour prendre des clichés des œuvres. En photographiant, on ne regarde plus l’objet qu’à travers un appareil. Mais dans la mode du selfie, on est encore un cran plus loin: c’est l’objectif qui nous prend en photo que nous regardons. Si les musées font la course aux images, ils y perdront leur âme. Leur âme, ce sont les choses.»

Le Mamco ne diffuse jamais qu’une seule photo de ses expositions, à titre d’indication. S’il multipliait les images sur son site, le risque serait grand de donner aux gens l’impression d’avoir déjà vu l’accrochage. Pourquoi alors se déplacer? Christian Bernard: «Les musées vont devenir des réserves indiennes, des conservatoires d’authenticité sensible. C’est ce qui, à terme, justifiera leur existence.» (TDG)

Aby Warburg ou la tentation du regard 1/.

« Parfois, il me semble que j’essaie, comme psycho-historien, de déceler la schizophrénie du monde occidental à partir de ses images, et comme dans un réflexe autobiographique : d’un côté la nymphe extatique (maniaque) et de l’autre le douloureux Dieu fluvial (dépressif), comme les pôles entre lesquels l’homme sensible, donnant fidèlement forme à ses impressions, cherche son propre style dans l’acte créateur. L’antique jeu de contraste entre vie active et vie contemplative. »
Aby Warburg, Miroirs de faille, à Rome, avec Giordano Bruno et Édouard Manet, 1928-1929, presses du réel, 2011, p. 109.

Warburg
Cette citation sert d’exergue au livre de Marie-Anne Lescourret, Aby Warburg ou la tentation du regard, Hazan, 2013

Roland Barthes. Vivre ensemble, la distance critique

Extrait de la dernière séance du cours «Comment vivre ensemble». http://www.ubu.com/sound/barthes.html

Nous savons qu’en éthologie, dans les groupes animaux les plus serrés, les plus individualisés, les animaux qui vivent en ban ou en vol, les espèces apparemment les plus grégaires règlent cependant la distance interindividuelle, et cette distance réglée entre les individus qui vivent pourtant très serrés les uns contre les autres, cette  distance, ça s’appelle la distance critique. Et bien je pense que le problème le plus important du vivre ensemble, ce serait de trouver et de régler la distance critique, la distance au-delà ou en de ça de laquelle il se produit une crise. Il ne faut jamais oublier l’étymologie, et le mot critique doit être attaché au mot crise. La critique littéraire, par exemple, on aurait toujours intérêt à penser qu’elle vise à mettre en crise, ceci est une parenthèse.
 Ce problème de la distance critique est d’autant plus aigu aujourd’hui que dans notre monde industrialisé, ce qui coûte cher, c’est-à-dire le bien absolu, c’est la place, c’est ça qui coûte cher : avoir de la place, dans les maisons, dans les appartements, dans les trains, dans les avions, dans les séminaires, le bien véritablement luxueux, c’est d’avoir autour de soi de la place, c’est ça qui coûte le plus cher, c’est avoir autour de soi quelques uns mais pas beaucoup,  c’est là le  problème typique de l’idiorythmie*.
[*«Régime de certains monastères du Mont-Athos qui, à la différence des communautés cénobitiques, permettent à leurs moines de s’organiser individuellement » (Foi t. 1 1968)]
Si on imaginait une sorte de règle télémique*, calquée sur la règle monastique, cela pourrait donner ceci.
[*Proxémique et télémique. La télémique s’oppose à ce qui a été si longtemps notre dimension privilégiée, sinon unique, qu’Edward Hall appelle à juste titre la proxémique, soit l’aménagement de nos faits et gestes et de nos comportements culturels dans l’espace proche, celui que nous constituons autour de nos corps, autour de nos proches, – famille, ethnie, langue. Partant de la régulation de la distance chez les animaux, l’auteur éclaire de façon convaincante ce qu’il en est de nos espaces visuel, auditif, olfactif, tactile, thermique, que nous organisons en fonction d’une dynamique subtile, presque toujours implicite, pour ne pas dire secrète, en distance intime, en distance personnelle, en distance sociale, en distance publique selon les circonstances, selon les personnes en présence, leurs places et leurs intérêts respectifs, compte tenu de la variété des cultures qui organisent nos significations.
 En revanche les moyens techniques mis en œuvre aujourd’hui, tels le train, l’automobile, l’avion, les fusées, les navettes spatiales, constituent le phénomène télémique qui affecte de plus en plus l’ensemble des individus et des entreprises, entraînant à la fois des changements de nos comportements et de notre environnement. A noter que les moyens télémiques évoluent toujours plus en réseaux : réseaux routiers, réseaux ferroviaires, réseaux aériens, réseaux informatiques dont INTERNET préfigure le superréseau planétaire. René Berger, 5.12.1998] http://college-de-vevey.vd.ch/auteur/cybergraines.htm

Dans le règle de Saint Benoît, qui est une règle cénobitique,  l’abbé doit donner en propre à chaque moine des objets. Une fois que le moine est intégré dans le couvent, l’abbé lui donne en propre, des objets : un vêtement, une tunique, des souliers, des bas, une ceinture, un couteau, une aiguille, un poinçon pour écrire… et des tablettes. Il s’agit ici d’un don d’objet,  qui à l’époque se fait selon le besoin vital. Tous ces objets représentent le minimum nécessaire et significatif. Car à cette époque, ce qui coûte, donc qui fait un objet de don déclaré, ce qui coûte, ce sont les objets fabriqués. Il ne faut pas oublier cette règle très simple d’économie historique. L’objet fabriqué a été pendant des siècles le véritable étalon de la richesse. Au 18e siècle, la fabrication des miroirs, c’est ce qui coûtait le plus de journées de travail de l’ ouvrier. L’objet fabriqué, c’est ce qui pouvait vraiment faire l’objet d’un don essentiel. 
Or, aujourd’hui, dans la société dite de consommation, l’objet fabriqué ne peut plus avoir ce caractère d’étalon parce que ces objets sont trop faciles à acquérir ou à donner et trop bon marché. Ils ont trop peu de valeur pour constituer un don consacrant. On n’imagine pas un abbé de monastère donnant solennellement comme objet au moine au moment de son initiation, un stylo bille, un cahier, un couteau…

Ce qui coûte aujourd’hui ce ne sont  pas les objets fabriqués, c’est la place. Ce qu’on peut donner de plus précieux à quelqu’un, c’est de lui donner de la place. Dans une règle utopique, le don essentiel ce serait le don de place, qui assure la distance critique
.

Cette distance critique entre les membres de la petite communauté idiorythmique, c’est une distance qui est dotée d’une valeur au sens fort du terme. Cette valeur ne doit pas être prise  dans la perspective mesquine d’un simple quant à soi. La distance critique n’essaie pas seulement de préserver un petit quant à soi dans le vivre ensemble. Je rappelle que Nietzsche fait de la distance entre les êtres une valeur forte, une valeur rare. Et je le cite dans une formulation qui aujourd’hui sonne d’une façon excessive et provocante mais par là même très réveillante. Je le cite : « l’abîme entre homme et homme, entre une classe et une autre, la multiplicité des types, la volonté d’être soi, de se distinguer ce que j’appelle le pathos des distances est le propre de toutes les époques fortes.»

La tension utopique qui gît dans le fantasme  idiorythmique vient de ceci. Ce qui est désiré dans l’utopie idiorythmique c’est une distance qui ne casse pas l’affect, c’est cette quadrature du cercle, une distance qui ne brise pas ou qui n’uniformise pas l’affect et l’expression «pathos des distances» me paraît une très belle expression dans la mesure où elle fonctionne un peu comme quelque chose de presque impossible à réaliser, une  distance pénétrée, irriguée de tendresse, un pathos où entrerait à la fois de l’eros et de la sophia.
Peut-être en son genre, avec les distinctions d’époque et d’idéologie, comme ce que visait Platon, sous le nom de sofronystère, c’est un mot construit comme phalanstère ou ascétère. On pourrait imaginer un sophronystère où on marierait eros et sophia.

On rejoindrait ici cette valeur que j’essaie peu à peu de définir sous le nom de délicatesse, mot quelque peu provocant dans le monde actuel. Vivre ensemble selon la délicatesse voudrait dire vivre vis à vis des autres à la fois dans la distance et dans les égards, ce serait accomplir ou réaliser une absence de poids dans la relation et cependant une chaleur vive de cette relation et le principe de délicatesse ce serait de ne pas manier l’autre, de ne pas manier les autres, de ne pas manipuler, de renoncer activement aux images des uns et des autres, et d’éviter tout ce qui peut alimenter l’imaginaire de la relation, tout ce qui peut alléger ou annuler ou périmer l’imaginaire d’une relation c’est proprement utopique puisque c’est l’image même du souverain bien. Une relation d’amour sans image, ce serait une relation parfaite et en quelque sorte éternelle. Voila pour l’utopie.

Lacan. Les non-dupes errent. 1973

14. Séminaire XXI (1973-1974) « Les non-dupes errent » (13 novembre 1973)
First session.
The title of this Séminaire is a pun on the title of his Séminaire in 1963 (« Les Noms-du-Père ») which was stopped after a single session because Lacan had been banned from the IPA.
In this session, Lacan explains the title and displays his borromean knot as the way to knot the 3 category registers of human reality : Real, Symbolic, Imaginary.

14e document audio sur les 17 mis en ligne sur ubuweb http://www.ubu.com/sound/lacan.html

Notes
«From 1953 to 1980, the Séminaire of the french psychoanalyst Jacques Lacan (1901-1981) is the laboratory, the work-in-progress for his « Return to Freud » project. A return to the real meaning of Freud’s discovery, including the recent contributions made by linguistics (Saussure, Jakobson) and structural anthropology (Lévi-Strauss), and then through formal logic and topology.

Lacan’s Séminaire was a singular place and moment, almost weekly, every year from november to june. Without any connection with university, it was public and open to everyone. In the beginning, Lacan reads through again and comments on the works of Freud for a limited audience made of psychiatrists and psychoanalysts in training. Later, as Lacan’s thought goes more and more original and as his exuberant personnality – His Style – makes him known beyond the strictly psychoanalytical circles, the Séminaire becomes a kind of place in vogue where you sometimes wanted to be seen. You could see lacanian analysts, some patients of these analysts, students, artists or intellectuals (for example, Philippe Sollers is known for frequenting the Séminaire in the 70’s). At this time, Lacan often complains about the growing size of his audience.

Initially started at the Hôpital Sainte-Anne (Paris, 1953-1963), the Séminaire continues at the Ecole Nationale Supérieure (Paris, 1964-1969) with the help of Louis Althusser and Claude Lévi-Strauss when Lacan is banned from the International Psychoanalytic Association in 1963 (his Séminaire becomes unwelcome at Sainte-Anne). Finally, the last Séminaires take place in the Faculté de Droit Panthéon (Paris, 1969-1980).

Every year, during the first session, Lacan announces a title, a theme. The early Séminaires are mostly centered on commenting the main classical psychoanalysis concepts (the Ego, the transference, the indentification, etc.). Later, themes and titles became more strictly lacanian (sometimes based on homophonies and puns) as the concepts and their models (logic or topologic) become really specific and personal.

Very few sessions were previously written up by Lacan, so a stenographer had to transcribe the whole sessions. However, at the present time, only 12 Séminaires out of 27 have been published. The composition of a text from the stenographies (or even from the audio material) has always seemed to come up against the fundamentally oral nature of Lacan’s teaching and his totally improvising style. The first official publications of the Séminaire started in the early 70’s, but in such a slowly rate that many unofficial versions of unpublished Séminaires have immediatly spread into the psychoanalysts circles.

The first known private audio recordings of the Séminaire seems to date from 1969. Curiously, despite Lacan’s famous verve or grandiloquence and his matchless improvising oral style, none of the 500 sessions has been cleanly and officially recorded (neither audio nor video).»

Guillaume Patin, Editor / Curator