Kenzaburo Oe. Adieu, mon livre !

[Article paru dans Le Monde et qui disparu à la lecture pour les non-abonnés.]
Kenzaburô Ôe n’a jamais cessé de penser chacun de ses livres comme s’il s’agissait du dernier. Mais est-ce vraiment le cas avec ce nouveau roman ? Dans Adieu, mon livre !, un double de l’auteur, Chôkô Kogito, écrivain vieillissant retiré dans sa maison, tente de penser la crise que vit son pays en la reliant à la fin de sa propre existence. Comme Kogito et la civilisation qu’il incarne, le Japon de Ôe serait-il sur le point de disparaître ? A Tokyo, Le Monde a interrogé le Prix Nobel (1994) de littérature.

Adieu, mon livre !, paru au Japon en 2005, est, dites-vous, votre dernier roman. Un écrivain sait-il vraiment s’il écrit son dernier livre ?

J’ai publié mon premier roman à 22 ans. J’en ai aujourd’hui 78. Au cours de ces années, je me suis dit à trois reprises que j’allais arrêter d’écrire des romans. Que celui que j’écrivais serait le dernier. Pendant des périodes de trois à cinq ans, je n’ai publié que dans des revues ou des journaux des articles qui ont été réunis par la suite (Notes de Hiroshima, 1965, Notes d’Okinawa, 1970). Au cours de ces « entractes », je lisais des poèmes en anglais. Je choisissais un auteur et j’absorbais toutes ses œuvres. C’est ainsi que j’ai connu William Blake, William Butler Yeats, T. S. Eliot… Puis, influencé par ces poètes, je me remettais au roman. J’ai pensé, effectivement, que Adieu, mon livre ! serait le dernier. Mais j’ai continué à écrire des essais sur la société, à accumuler des notes…

Vous dites que, longtemps, vous n’avez pas compris un passage de L’Enfer de Dante : «Tu comprends ainsi que notre connaissance/sera toute morte à partir de l’instant/où sera fermée la porte du futur »…

Après Fukushima, j’ai renoncé au travail que j’avais en cours. Cent jours après la catastrophe, j’ai entrepris un autre ouvrage, qui a commencé à paraître en revue. Dans ce travail, qui s’intitule en anglais In Late Style (« Dans le style tardif »), en référence à Edward Saïd (On Late Style, Pantheon, 2006, traduit en français —Du style tardif— chez Actes Sud, 2012), je réponds partiellement à cette question. Après le 11 mars, j’ai mieux compris Dante. J’ai aujourd’hui le sentiment que le Japon traverse un de ces moments où l’avenir semble fermé : les connaissances que nous avions sur le monde et la société paraissent dénuées de sens. Adieu, mon livre ! retrace un cheminement intérieur, le mien, qui coïncide avec la catastrophe collective que vit le Japon.

Que voulait dire Edward Saïd ?

Saïd, qui était né la même année que moi, a été emporté par la maladie. Il a parlé de la « tension qui n’est ni sereine ni harmonieuse » et d’une « sorte de production délibérément improductive » au soir de la vie. Il a bien saisi que, contrairement à des artistes qui atteignent la maturité avec l’âge, d’autres sombrent dans une crise, dans un état de mal-être, de crispation. Comme Ibsen ou Beethoven dans leurs dernières œuvres. Depuis le 11 mars, je sens dans la société japonaise les symptômes avant-coureurs d’une fin qui coïncide avec la dernière phase de ma vie. C’est ce sentiment personnel que je veux rendre sur différents registres : ces textes formeront le recueil du style de la dernière phase de ma vie.

C’est-à-dire ?

Milan Kundera a parlé du « retour à l’essentiel » de l’écrivain au soir de sa vie. Je continuerai à vivre le temps qui reste en pensant que la morale de l’essentiel consiste à laisser aux générations suivantes un monde qui mérite d’être vécu.

En exergue à Adieu, mon livre !, vous citez T. S. Eliot : « Que je n’entende pas parler de la sagesse des vieillards mais bien plutôt de leur folie »…

Folie n’est pas à prendre ici au sens propre. C’est une folie atténuée, pas un délire. Pour ma part, je suis attaché aux petites choses de la vie mais je crois aussi qu’il ne faut pas renoncer à défendre de grands idéaux, comme le pacifisme de la Constitution japonaise. Avant de se donner la mort, l’écrivain Ryunosuke Akutagawa (1892-1927) évoquait la « vague inquiétude » qui l’habitait. Dans son cas aussi, deux catastrophes semblaient coïncider : l’une personnelle, l’autre collective (le Japon allait sombrer dans le militarisme).

N’est-ce pas ce que vous exprimez aussi dans Adieu, mon livre ! ?

Akutagawa a utilisé cet adjectif « vague » en pleine conscience pour rendre ce qu’il ressentait. Mon livre n’est pas dicté par un sentiment imprécis mais très prégnant. Cela ne signifie pas qu’il est plus facile d’y faire face qu’à la « vague inquiétude » d’Akutagawa.

Vous avez toujours été engagé dans des combats de votre époque —démocratie, pacifisme, mouvement antinucléaire… Plus que politique, votre engagement semble avant tout moral.

C’est exact. Je n’ai jamais participé aux activités d’un quelconque parti politique. En ce sens, je ne suis pas un écrivain engagé. Mais la vulnérabilité fondamentale de l’homme a été le thème essentiel de tout ce que j’ai écrit et reste au cœur des combats que je mène.

Comme votre première visite à Hiroshima, qui vous a fait découvrir l’horreur du bombardement atomique et marqua à jamais votre réflexion, la catastrophe de Fukushima est devenue un thème obsédant au soir de votre vie.

Les survivants atomisés de Hiroshima ont continué à participer à des mouvements pour empêcher que d’autres ne subissent le même sort. Fukushima a fait de nouvelles victimes de l’atome. Dans le cas de Hiroshima, les Japonais ont compris l’horreur des armes nucléaires mais ils ont été insensibles au danger que représentent les centrales atomiques. Après avoir vécu le 11 mars 2011 et ses suites, et réclamé la sortie du nucléaire, ils ont commencé à se démobiliser. La mémoire de Fukushima est-elle appelée à s’éteindre ? Voilà la question lancinante qui est au cœur de mon « style tardif ».