Dan Houser : «L’Amérique est devenue encore plus détraquée»
PAR OLIVIER SÉGURET
Dan Houser : «L’Amérique est devenue encore plus détraquée» Photo Rockstar Games
Avec son frère Sam, Dan Houser est le fondateur du studio Rockstar Games où est développée la série des GTA, dont il copilote également la direction artistique. A 42 ans, quoique discret, il reste l’une des personnalités les plus influentes de l’industrie du jeu vidéo.
A propos du précédent épisode de votre saga, le New York Times écrivait: «Grand Theft Auto IV cache, derrière une façade de divertissement, une satire culturelle violente, intelligente, profane, attachante, odieuse, espiègle, riche, profonde et convaincante». Confirmez-vous cette analyse?
Je n’y ai jamais réellement pensé ainsi. C’est une bonne description, mais ce n’est pas à nous, en tant que créateurs, de définir notre travail. Nous avons des principes de design que nous ne voulons pas briser, mais ce sont des directives techniques et esthétiques, qui se rapportent à notre objectif de fabriquer une expérience cohérente. Au-delà, nous préférons ne pas trop expliciter: nous voulons avant tout fabriquer quelque chose qui dépasse les attentes des gens, leur fasse comprendre qu’ils peuvent espérer du jeu beaucoup plus qu’ils ne l’imaginent.
Évidemment, GTA est une satire. Mais pas exclusivement. D’une certaine façon, le jeu demande au joueur de déterminer par lui-même de qui est sérieux et ce qui est satirique. Ces personnages louches, terribles, brisés, avec de rares éclats d’humanité, doivent-ils est pris pour argent comptant ou comme des caricatures? Eh bien, que le joueur en décide… La liberté d’action est l’un des plus importants principes du design de GTA, et nous voulons aussi y ajouter une marge de liberté dans l’interprétation, voire un peu d’ambiguïté sur la question de savoir qui est bon et qui est mauvais ou peut-être qui est mauvais et qui est pire… D’autre part, le jeu représente une vision de l’Amérique qui est clairement satirique, mais qui l’est obsessivement, et c’est peut-être cela qui définit notre relation avec elle. Nous sommes obsédés par l’Amérique et, en tant que Britanniques, nous entretenons avec la culture américaine une relation particulièrement complexe.
L’idée qu’un jeu puisse être un objet critique ou satirique reste difficile à faire passer?
En fait, je pense qu’aucun joueur de GTA n’aura du mal à le considérer comme tel. D’une certaine façon, depuis le premier GTA, et certainement depuis GTA III, cela représente une part importante du jeu. Son sujet profond est peut-être l’Americana davantage que l’Amérique elle-même. C’est le monde tel qu’il serait s’il ressemblait au monde dépeint dans les films américains, ou à la télé, ou aux informations: hystérique, hyperactif et méprisant l’intelligence des gens. Tous ceux qui jouent une partie de GTA voient cela, je pense. Mais je crois aussi que les jeux vidéo continuent à être perçus comme intrinsèquement stupides par ceux qui n’y jouent pas. C’est leur perception. Notre job n’est pas de les convaincre du contraire, mais de divertir et de stimuler ceux qui y jouent et qui le comprennent comme une forme d’expression créative.
Les jeux sont géographiques, de manière inhérente: ils représentent parfaitement l’espace, peut-être mieux que n’importe quel autre médium. Ils vous donnent cette possibilité unique de faire visiter à quelqu’un un endroit que vous avez entièrement créé. Et vous pouvez le créer sous le style que vous voulez, y compris celui de la satire si vous savez comment l’obtenir.
Depuis 2008, le monde a considérablement changé. Comment cette évolution a-t-elle influencé les nouveaux choix de GTA V? Quels sont les changements que vous vouliez refléter?
Certes, le plus grand événement a été la crise financière! GTA IV est sorti au début 2008, et c’est comme si le monde avait fondu juste après… Même s’il a en partie récupéré, rien n’est plus comme avant. Les gens ont ressenti les grandes illusions et les grandes déceptions du capitalisme comme jamais auparavant. Alors, nous avons voulu souligner cela. Cela fonctionne bien avec les thèmes de la série. En même temps, nous voulions faire de l’argent, l’argent dans toute son atroce gloire, un aspect important du jeu, parce que c’est une mécanique qui fonctionne toujours bien, mais de telle sorte que cela reflète aussi un monde dans lequel il est toujours plus difficile de s’en sortir.
De même, l’Amérique est devenue encore plus détraquée depuis cinq ans. Le fossé entre «red states» et «blue states» (états Ré publicains et Démocrates), comme entre les ruraux et les citadins, s’est énormément élargi. D’un côté les rednecks sont obnubilés par les trucs les plus bizarres (le président serait Kenyan, les étrangers volent le pays…), de l’autre des hipsters qui se détachent de plus en plus des grands problèmes pour se focaliser sur des trucs idiots et éphémères (les légumes bio, le jardinage en ville, la réparation de vélos, etc.). On a intégré cette dichotomie au cœur même du jeu: la carte de la ville comporte un quartier «bleu», Los Santos, et un «rouge», Blaine County. C’était vraiment amusant de montrer la juxtaposition de ces deux Amériques dans un seul jeu.
Les jeux vidéo sont devenus une culture massivement populaire et parfois dominante. Quels espoirs en tirez-vous pour l’avenir du secteur?
Le potentiel est énorme, et je dis cela pour toutes les sortes de jeu. Les jeux ont le pouvoir unique de vous transporter dans des endroits merveilleux (ou monstrueux) et de vous faire croire que vous y êtes vraiment. C’est l’une des leurs plus grandes forces. L’autre force est simplement le fait que le geste interactif du joueur est par lui-même un plaisir et une forme d’expression. L’industrie a d’énormes marges de progression et d’évolution devant elle, et dans des directions si nombreuses qu’il est impossible de ne pas être excité par ce qui va se produire. Bien sûr, le monde sera toujours divisé entre ceux qui essayent d’être réellement innovants, créatifs et les autres, pâles dérivatifs et fastidieux imitateurs… Mais c’est la même chose dans tous les domaines.