Carolyn Christov-Bakargiev. dOCUMENTA (13)

Interview par Caroline Naphegyi de Carolyn Christov-Bakargiev, directrice artistique de la dOCUMENTA (13), dans Artpress 390

1.
Carolyn Christov-Bakargiev annonce en préambule de sa démarche: «I come with what I don’t know», (j’arrive avec ce que je ne sais pas), contre-pied de l’affirmation du précédent directeur artistique, Okwui Enswezor: «We come with what we know» (Nous arrivons avec ce que nous savons).
Premier acte de son curatoring: en préalable de leurs propositions, réunir les artistes choisis, à Breitenau, près de Kassel, monastère, ex-camp de concentration nazi (et actuel hôpital psychiatrique), pour leur offrir cette donnée locale tragique et « inscrire ce lieu dans leur subconscient, comme une expérience », terrain virtuel commun de leur création à venir. L’autre terrain d’action, global et contemporain, proposé aux artistes était l’Afghanistan et l’Égypte. Certains des artistes ont donc joué ouvertement l’une ou l’autre carte, bien et mal, l’un les a mixées, avec des dommages collatéraux

2.
dOCUMENTA (13 ) n’a pas de titre mais un sous- titre: « La danse était frénétique, endiablée, bruyante, sonnante, tourbillonnante, folle, et elle durait très très longtemps. »

… Le « cerveau » est un espace séparé par une paroi de verre de la rotonde du Fridericianum. Sur la partie inférieure de cette paroi, Lawrence Wiener a écrit: « In the middle of the middle of the middle ». En un sens, on peut dire que cette exposition dans l’exposition est « au milieu du milieu » de la rotonde semi-circulaire – mais elle pourrait être n’importe où. À l’intérieur du « cerveau » sont regroupées beaucoup d’œuvres ayant un rapport avec la contradiction, la destruction, l’espoir et la retraite. C’est un espace constamment sur le point de basculer dans une sorte de malentendu.  En voici un exemple. Le Louvre possède trois statuettes de princesses de Bactriane. Il en existe environ 80 exemplaires dans le monde, et toutes proviennent du nord de l’Afghanistan et de l’Asie centrale. Elles sont le seul produit qui nous reste d’une civilisation datée de 2000 ans avant J.C., antérieure à la civilisation bactriane proprement dite et donc appelées « bactrianes » par erreur. Elles sont taillées dans des pierres différentes et, bien que les parties du corps ne soient pas collées, elles ne sont pas interchangeables. Elles forment donc un ensemble précaire…

A l’extérieur du « cerveau » est également exposée la photographie d’un homme et d’une femme prise devant un ensemble de sculptures de Julio Gonzalez exposée lors de la Documenta II en 1959. Elle nous parle de ce qu’est une œuvre d’art, et de la relation entre l’homme et les choses. Pour dOCUMENTA (13), j’ai « emprunté » ces mêmes sculptures. C’est un exemple de la fabrique d’un passé pour le temps présent.

Le rez de chaussée du Fridericianum  est vide, hormis la pièce pour le vent de Ryan Gander, et Till I Get It Right (2005) de Ceal Floyer. C’est un jeu délibéré où l’on invite le dehors au dedans et inversement. Gander interroge la façon dont nous contrôlons le temps et l’espace. Son travail affirme l’approche intellectuelle (et sceptique) des artistes. Être sceptique, ce n’est pas douter. Ce n’est pas un relativisme.

3.
Q.: « dOCUMENTA (13) sera une scène pleine de surprises où l’on abordera les questions qui façonnent notre manière de vivre au présent?

R.: « J’explore quatre situations. Que signifie se retirer du monde? Que signifie être en état de siège? Que signifie être sur scène? Que signifie être porteur d’espoir? « Chacune des situations est associée à une ville: Alexandrie, l’espoir; Kaboul, le siège; Kassel, la scène suprême; Banff, la retraite. Kassel est une scène, c’est aussi un lieu de retraite possible. L’espoir n’y est pas interdit, puisque les artistes y ont le sentiment que l’art y souffle et qu’il y a des raisons d’espérer. Enfin, si l’on considère les nouveaux musées mastodontes à Abu Dhabi ou au Qatar, on ne peut s’empêcher de penser que la dOCUMENTA (13 ) est bel et bien une forme de retraite d’un certain monde (hors de la « financiarisation de l’art »?)

Q.: Votre état d’esprit pour la dOCUMENTA (13) s’appuie sur un « non concept »

R.: Pierre Huyghe utilisé l’expression « no knowledge zones » (zones de non-savoir) depuis le début des années 90. Je préfère parler de « non-concept », ou de scepticisme. Le savoir n’est qu’une option parmi d’autres. Cette catégorisation prend toute son importance à l’âge du capitalisme triomphant, elle est le résultat d’un travail commun. Il s’agit d’ailleurs moins d’un non-savoir que d’un savoir en train de se constituer. On peut avoir l’esprit ouvert sans forcément être hostile à un « discours ». Michel de Certeau et Avital Ronel ont ainsi étudié l’histoire de la « bêtise »; ils ont montré que la stupidité peut parfois être utilisée comme une ressource. Pour moi donc, toute cette question de « non-savoir » a quelque chose à voir avec celle de la « bêtise », avec notre relation à la prétendue question de l’animalité. Donna Haraway qui m’a conseillée a développé une théorie sur l’évolution inégale et combinée des espèces. Nous pourrions envisager une démocratie où les chiens voteraient. C’est un paradoxe. Désirs, espoirs, modes de pensée ou de comportement, tout cela suppose que nous partions de ce que l’homme a déjà accompli. Or les chiens ont accumulé, en terme de mémoire olfactive par exemple, un savoir qui pour nous s’est perdu depuis longtemps. Nous commençons à considérer qu’il existe aussi une intention première chez les abeilles. Beaucoup de travaux d’artiste sont consacrés à ces savoirs particuliers aux différentes espèces, ou même à ceux des objets inanimés, comme les minéraux. Pierre Huyghe a développé un projet où les éléments organiques, les plantes, l’animal, humain ou non humain, et une sculpture, donc un objet inerte, sont utilisés conjointement pour réaliser l’oeuvre définitive. …

Je me suis rendue à Svalbard pour un voyage de recherche …Le Svalbard Global Seed Vault est un projet conçu par Cary Fowler. C’est une chambre forte où l’on conserve des semences collectées dans le monde entier… Je suis plutôt favorable à une dispersion dans des banques locales, plus à même de garantir la biodiversité… La firme Monsanto est en train de tirer un trait sur la biodiversité pour des raisons purement capitalistes. … Je n’utilise pas le terme d »écologie » parce que c’est un mot vieilli, associé à la protection de l’environnement. Les questions brûlantes aujourd’hui, ce sont les écosystèmes, le développement durable, la diversité. Mark Dion est très intéressé par ce que nous appelons la nature. Un des projets de Christian Philipp Müller concerne les banques de semences locales. Il s’agit ici de nourriture dans une perspective individuelle, où chacun aurait la possibilité de produire sa propre nourriture. Il y a un équilibre à trouver entre les savoirs anciens et la science contemporaine. C’est tout l’enjeu de la question des semences, et beaucoup d’artistes y réfléchissent aujourd’hui.

Q.: Vous avez développé le concept d' »ontologies composites » pour rendre compte des conditions paradoxales de la vie et des productions artistiques contemporaines. Pouvez-vous retracer la façon dont le paradoxe façonne votre approche?

R.: L’idée de départ, c’est le langage développé par internet: comment arriver à mettre en relation des choses qui portent des noms divers? Cette documenta prend acte de l’impossibilité des « ontologies composites ». Il faut plutôt chercher du côté des princesses de Bactriane ou du Métronome de Man Ray. Si vous lancez une recherche sur google pour « métronome Man Ray », vous obtenez l’historique de ses transformations successives depuis l’objet original datant de 1922 qui a été détruit. Son nom aussi change au fil du temps, vous trouverez Objet à détruire puis Objet indestructible. Le Métronome est le premier « témoin » de l’œuvre de Man Ray. Il y a une histoire matérielle de cet objet. Chacune des pièces présentées dans le « cerveau » est en relation indirecte avec d’autres, installées à l’extérieur. Ainsi, le Métronome est en lien avec The Refusal of Time de Kentridge.