Maurice Blanchot. Le livre, le fragment et le hérisson

in Maurice Blanchot, L’Entretien infini, ch. III, «L’absence de livre, le neutre, le fragmentaire». XI «L’Athenaeum», pp.525-527

«l’art romantique qui concentre la vérité créatrice dans la liberté du sujet, forme aussi l’ambition d’un livre total, sorte de Bible en perpétuelle croissance, qui ne représentera pas le réel, mais le remplacera, car le tout ne saurait s’affirmer que dans la sphère inobjective de l’œuvre. Le roman, disent les grands romantique, sera ce Livre. […] Mais ce roman total, que la plupart des romantiques se contenteront de rêver à la manière d’une fable ou en le réalisant sous la forme fabuleuse de Märchen [contes] dans une étrange synthèse d’innocence abstraite et de savoir aérien, Novalis seul l’entreprendra et —voilà le trait remarquable— non seulement le laissera inachevé, mais pressentira que la seule manière de l’accomplir eût été d’inventer un art nouveau, celui du fragment. C’est là […] l’un des pressentiments les plus hardis du romantisme: la recherche d’une forme nouvelle d’accomplissement qui mobiliserende mobile— le tout en l’interrompant et par divers modes de l’interruption. Cette exigence d’une parole fragmentaire, non pas pour gêner la communication, mais pour la rendre absolue, c’est ce qui fait dire à Schlegel que seuls les siècles futurs sauront lire les « fragments » ou bien à Novalis: « L’art d’écrire les livres n’est pas encore découvert, mais il est sur le point de l’être: des fragments, comme ceux-ci, sont des semences littéraires ». Dans la même perspective, l’un et l’autre affirmeront que le fragment, sous forme monologue, est un substitut de la communication dialoguée, puisqu’« un dialogue est une chaîne ou une guirlande de fragments » (Schlegel), et, plus profondément, est une anticipation de ce que l’on pourrait appeler écriture plurielle, possibilité d’écrire en commun, innovation dont Novalis reconnaît des signes dans le développement de la presse: « Les journaux sont déjà des livres faits en commun. L’art d’écrire en commun est un symptôme curieux qui fait pressentir un grand progrès de la littérature. Un jour peut-être, on écrira, pensera, agira collectivement… » De même que le génie n’est rien d’autre qu’une personne multiple (Novalis) ou un système de talents (Schlegel), de même, ce qui importe, c’est d’introduire dans l’écriture, par le fragment, cette pluralité qui est virtuelle en nous, réelle en tous et qui répond à l’« incessante et autocréatrice alternance de pensées différentes ou opposées ». Forme discontinue: la seule qui convienne à l’ironie romantique, puisque seule elle peut faire coïncider le discours et le silence, le jeu et le sérieux, l’exigence déclarative, voire oraculaire, et l’obligation d’être systématique et l’horreur du système: « Avoir un système est pour l’esprit aussi mortel que de n’en pas avoir: il faudra donc bien qu’il se décide à perdre l’un et l’autre de ces tendances » (Schlegel).»
[a contrario]:
«Un fragment à l’égal d’une brève œuvre d’art, peut être isolé de tout l’univers qui l’environne, parfait en soi-même comme un hérisson».
[Mais cette manière de faire revenir le fragment vers l’aphorisme revient à]«oublier que cette manière d’écrire ne tend pas à rendre plus difficile une vue d’ensemble ou plus lâches des relations d’unité mais à rendre possibles des rapports nouveaux qui s’exceptent  de l’unité, comme ils excèdent l’ensemble. […] commençant à se rendre manifeste à elle-même grâce à la déclaration romantique, la littérature va désormais porter en elle cette question —la discontinuité ou la différence comme forme—, question et tâche que le romantisme allemand et en particulier celui de l’Athenaum a non seulement pressenties, mais déjà clairement proposées, avant de les remettre à Nietzche, et, au-delà de Nietzche, à l’avenir.»

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