Rémy Ourdan. En Bosnie, une route migratoire inhumaine

Des migrants afghans, dans un squat, à Bihac, en Bosnie-Herzégovine, par moins 10 degrés, le 14 janvier. DAMIR SAGOLJ POUR « LE MONDE »

Refoulements illégaux et violences se systématisent contre les migrants en route vers l’Union européenne

REPORTAGEBIHAC (BOSNIE-HERZÉGOVINE) – envoyé spécialLes années passent et, autour de Bihac, dans le nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, sur l’axe de la principale route migratoire à travers les Balkans, la situation continue de se détériorer, hiver après hiver. Au drame humanitaire s’ajoutent les violences et les violations des droits humains orchestrées par des Etats membres de l’Union européenne (UE). Recroquevillé devant un poêle à bois dans l’usine désaffectée Krajinametal, Aslan raconte en tremblant de froid qu’il en est à sa dix-huitième tentative de passage vers l’UE. Pour cet Afghan de 17 ans, le « game » comme l’appellent les migrants, le « jeu » qui consiste à tenter de traverser la frontière croate, est presque devenu une routine : cela fait deux ans qu’il est sur la route d’Afghanistan vers l’Europe, et sept mois qu’il est arrivé en Bosnie.

Lors de sa dernière tentative, bien que rompu à la dureté et aux désillusions du voyage, Aslan a eu pourtant une surprise de taille. Ce jour-là, le groupe de vingt-six voyageurs parvient à éviter la police croate qui patrouille à la frontière, appuyée par des unités anonymes que les migrants surnomment « les cagoules », des hommes masqués vêtus d’un uniforme noir et responsables des pires violences commises à leur encontre. Lors de ses précédentes tentatives, Aslan a lui aussi vécu ce que les organisations de défense des droits humains et les médias ont documenté à propos de la protection de la frontière de l’UE par la Croatie : fréquents coups et blessures ; vols systématiques de l’argent et des téléphones, parfois des chaussures et des vêtements ; et renvoi illégal, sans possibilité de s’enregistrer comme réfugié ni de demander l’asile, vers la Bosnie.

Ce jour-là donc, Aslan et ses compagnons de voyage évitent tant les patrouilles à la frontière que les contrôles dans les villes croates. Ils marchent dix-sept jours à travers la Croatie, puis la Slovénie, et parviennent à Trieste, en Italie. Pour ces migrants, quelle que soit leur destination finale en Europe, l’Italie est le premier pays où ils ont a priori la garantie d’être enregistrés comme réfugiés et de voir leur dossier étudié. Quitte, pour beaucoup, à reprendre immédiatement la route vers le pays où ils rêvent d’aller.

Arrivé à Trieste, l’adolescent appelle chez lui, en Afghanistan. Après deux années de voyage et tant d’épreuves, sa famille se réjouit : Aslan est enfin parvenu jusqu’à un pays de l’UE d’où il ne peut a priori pas être expulsé. Orphelin d’un père soldat exécuté par les talibans, Aslan est l’aîné d’une fratrie de cinq enfants. Outre que les talibans menaçaient de le tuer à son tour si elle ne leur cédait pas ses terres, la famille espère qu’il trouvera un travail en Europe et subviendra à ses besoins.

« Un mode de fonctionnement »

« Ma mère, folle de joie, a distribué des pâtisseries et des friandises dans le village, comme le veut la coutume lorsqu’une famille reçoit une bonne nouvelle », raconte Aslan. Le lendemain, c’est la stupéfaction. « Nous marchions le long d’une route près de Trieste lorsque la police italienne nous a arrêtés. Tandis que vingt d’entre nous ont été conduits vers un centre d’enregistrement, six autres ont reçu l’ordre de monter dans une fourgonnette pour être raccompagnés à la frontière. Sans explication. Je pleurais, j’ai demandé la raison de cette expulsion, on m’a dit de me taire. » Les six infortunés sont transférés par la police italienne à la police slovène, puis à la croate, puis renvoyés en Bosnie à travers la montagne. Pour Aslan, le retour à Bihac est rude. « Je n’ai pas osé appeler ma famille immédiatement. Les premiers jours, je ne pensais qu’à me suicider… »

« Le “pushback”, le refoulement illégal, est devenu un mode de fonctionnement européen, en violation du droit international. Il est systématique de la part de la Croatie, et de plus en plus fréquent de la part de la Slovénie et de l’Italie, témoigne Nicola Bay, le directeur à Sarajevo du Danish Refugee Council, la principale association humanitaire internationale œuvrant à la frontière bosno-croate. Pour ces pays comme pour d’autres, telle que la Grèce, violer les lois de l’Union européenne est devenu la règle. »

Dans le squat de Krajinametal, Aslan retrouve peu à peu le sourire et envisage de tenter de nouveau le « game » le mois prochain. Il dort sur un matelas gorgé d’humidité et de suie, l’usine désaffectée ayant brûlé il y a quelques années. Il existerait environ 150 squats dans le canton d’Una-Sana, pour une population d’environ 8 000 migrants actuellement. Certains sont de simples maisons en construction occupées près de la frontière, d’autres des camps de fortune éparpillés dans la nature. L’un des plus infâmes est le camp surnommé « Little Bangladesh », perdu dans une forêt à Siljkovaca.

Les squats se sont multipliés au fur et à mesure que la Bosnie a fermé les camps officiels. Cet hiver est, à cet égard, le pire. La fermeture du camp de Bira, en septembre 2020, au moment où une surenchère politique antimigratoire animait la campagne pour les élections municipales, a donné le ton. La fermeture et l’incendie en décembre du camp de Lipa, qui n’était par ailleurs qu’un camp temporaire d’urgence destiné à faire face à la crise due à l’épidémie de Covid-19, ont achevé de déshumaniser l’accueil aux migrants. Ce qui fait aujourd’hui office de « camp de réfugiés » à Lipa consiste à entasser près d’un millier de migrants sous des tentes installées à la hâte par l’armée bosnienne. Il n’y a ni eau potable, ni électricité, ni soins médicaux. Les migrants se lavent dans l’eau glacée du ruisseau en contrebas. Ils ne dorment pas la nuit tellement il fait froid, et errent la journée sous la neige, dans l’attente des distributions de vivres.

Eduquer sa fille

« La situation est cette année encore plus précaire qu’auparavant, avec davantage de personnes sans abri, reconnaît Peter Van der Auweraert, le chef de l’Organisation internationale des migrations (OIM) à Sarajevo. Il y a de l’argent européen disponible pour construire des abris, mais tout est bloqué par les autorités bosniennes. » Car la même Union européenne qui organise les refoulements illégaux et tolère les violences à sa frontière fait pression sur la Bosnie pour que les migrants soient traités « humainement », comme on dit à Bruxelles.

Ces fermetures de camps et restrictions diverses ne changent rien à la migration elle-même, stable et continue. La Bosnie n’a certes enregistré que 17 000 arrivées en 2020, contre 25 000 à 30 000 les années précédentes, mais c’est surtout parce que l’épidémie de Covid-19 a fait que beaucoup d’enregistrements n’ont pas eu lieu. Et, en dépit des violences et refoulements, cette route reste le chemin principal vers l’UE. « Il y a eu au moins 70 000 entrées dans le pays depuis 2018, et on estime à 8 500 le nombre de migrants présents aujourd’hui. Cela montre bien que la route est ouverte », explique Peter Van der Auweraert, de l’OIM.

Non loin des points de passage du « game », au-delà de Velika Kladusa, une famille afghane revient de la frontière d’où elle a été expulsée par la police croate. Un enfant sur les épaules, un autre dans une poussette, le couple affirme qu’il tente le passage « presque chaque jour ». Arrivés à Bosanska Bojna, ils retrouvent des amis avec lesquels ils partagent un squat. Deux femmes afghanes font une bataille de boules de neige avec leurs enfants en riant aux éclats.

Tamim Nuri loge dans une autre maison, deux mètres plus loin. « J’ai choisi cette maison car il y a là une institutrice qui fait l’école à ma fille de 4 ans », raconte-t-il. L’éducation de sa fille est primordiale, et l’une des raisons de son départ de Kaboul, avec le fait qu’il a travaillé dans un entrepôt de l’ambassade américaine. « Des voyous talibans, ou liés aux talibans, ont appris que je travaillais pour les Américains et sont venus me voir pour me racketter et me menacer de mort. Je n’ai pas eu le choix, j’ai dû partir. » Pour Tamim, l’Europe n’est pas un choix : c’est un moyen de survivre, et de sauver sa fille. Peu importent les épreuves et les difficultés, pour lui l’avenir proche sera à Francfort, où sa femme et une offre de travail l’attendent. « Mon rêve n’a jamais été de vivre en Allemagne, déclare-t-il en souriant.C’est la vie, c’est tout… »