En temps normal, bien sûr, il n’est jamais mauvais de recueillir les suggestions des intéressés par le truchement d’une boîte à idées, cela se fait couramment dans les entreprises aussi bien que dans les familles pour améliorer l’ordinaire. Or, la situation actuelle dite des « gilets jaunes » n’est en rien ordinaire. Personne, pas plus les occupants des ronds-points que les experts des ministères ou les cadres des entreprises, n’a d’idée précise sur ce qu’il faut faire pour affronter la crise généralisée du mode de production qui exige de définir à nouveaux frais tous les détails de l’existence matérielle et à toutes les échelles.

« LES SUGGESTIONS PROPOSÉES PAR CE MOUVEMENT AUSSI BIEN QUE LES RÉPONSES AVANCÉES PAR L’ETAT, NE PEUVENT QUE RÉPÉTER LES SOLUTIONS D’AVANT LA CRISE PLANÉTAIRE »

Si l’on pouvait attendre du « peuple » et des « experts » qu’ils proposent spontanément des idées sur l’ancien état de choses, nous sommes tous, il faut bien l’admettre, également démunis devant le nouveau régime climatique. Parvenir à lier les injustices sociales et les nouvelles injustices écologiques, c’est une tâche nouvelle qui n’a pas plus de précédent que la crise planétaire qui bouleverse toutes les formes de politique.

En ce sens, les « gilets jaunes » sont bien les précurseurs des batailles de l’avenir – et c’est tout à l’honneur des Français d’avoir repris, encore une fois, ce rôle historique de précurseurs. Mais on voit bien, en même temps, que les suggestions proposées par ce mouvement aussi bien que les réponses avancées par l’Etat, ne peuvent que répéter les solutions d’avant la crise planétaire et imiter les attitudes, les gestes, les symboles des émeutes ou des répressions de l’ancien temps, ce temps où la question de changer de régime climatique ne se posait pas.

Une situation totalement inédite

Penser que, sans enquête préalable, sans analyse méticuleuse de ce qui lie chacun d’entre nous à ses conditions matérielles d’existence, le « peuple » dans sa grande sagesse, spontanément, pourrait se tirer de l’impasse dans laquelle la modernité l’a placé, c’est faire trop confiance à Rousseau. D’autant qu’un « peuple » qui doit soudain se préoccuper de l’énergie, de l’approvisionnement, de la circulation, des façons de bâtir et de se vêtir, du climat comme des maladies, des sols comme des arbres, c’est précisément un « peuple » auquel la politique ne s’est jamais intéressée – et ce n’est plus du tout le même que celui qui prenait la Bastille ou le Palais d’été. C’est un peuple lourdement entravé, tenu, paralysé, par des décisions multiples faites depuis deux siècles et qui ne peut pas aussi facilement « se libérer » que celui de 1789.

La Grande Révolution pouvait changer radicalement la société, parce qu’elle n’avait pas à changer aussi son infrastructure matérielle. Aujourd’hui, guillotiner le roi ne modifierait pas d’un hectolitre le circuit du pétrole. Les vagues parallèles avec 1789 prouvent assez le décalage complet entre les réflexes conditionnés de la politique à l’ancienne et l’impuissance où nous sommes pour nous extirper de la situation présente.

« IL NE FAUT RIEN ATTENDRE D’UN SIMPLE RECUEIL DES OPINIONS »

L’affaire du Brexit offre une magnifique illustration de ce décalage : il a fallu deux ans au peuple britannique pour passer de la plainte inarticulée sur l’autonomie et l’indépendance, à la réalisation progressive des innombrables liens qui participent, de fait, à son bien-être. Que de temps passé pour dresser la liste, article de loi par article de loi, circuit de production par circuit de production, de tout ce dont les Britanniques dépendent pour prospérer…

Il a fallu deux années pour que le ministre, pourtant chargé du Brexit, confesse en plein Parlement qu’il n’avait jamais soupçonné que, pour approvisionner les usines anglaises, il fallait que des camions franchissent la Manche ! Deux ans de psychodrames pour commencer à passer des plaintes sur l’identité à la réalisation des attachements qu’ils doivent aujourd’hui apprendre à trier. Comment imaginer que, spontanément, par la simple ouverture d’une boîte à idées dans les mairies, le peuple français, mis devant une situation totalement inédite, trouve d’un coup la solution à cette intrication des économies et des écologies ?

Description méticuleuse

Si l’expression de « cahier de doléances » a un sens, c’est justement parce que, en 1789, le roi avait fait appel à ce qui n’était pas encore le « peuple » français en avouant assez naïvement sa complète ignorance des solutions. Et si ce « peuple » s’est mis en effet à exister grâce au formidable travail d’écriture de ces fameux cahiers, c’est parce qu’ils obligeaient, dans chaque commune, à une description méticuleuse des conditions matérielles en lien avec les injustices auxquelles il fallait remédier. Il ne s’agissait pas d’une enquête faite « sur » les communes par des experts, mais d’une enquête « par » les citoyens sur eux-mêmes.

« LA DERNIÈRE CHOSE À FAIRE EST DE VOULOIR LIMITER LES THÈMES À DÉBATTRE ET SE CONTENTER D’OUVRIR UNE PAGE BLANCHE »

Il faut lire ces cahiers (en tout cas ceux du Tiers Etat) pour se rendre compte de l’originalité d’une description des territoires qui détaille aussi les injustices commises sur ces mêmes territoires autant que les changements à faire subir à l’assiette des impôts. L’obligation d’un vote à l’unanimité sur chacun des cahiers obligeait à fouiller de plus en plus l’analyse et à aller jusqu’au bout de la confrontation des points de vue. C’est parce qu’une telle description est bien plus difficile aujourd’hui qu’il ne faut rien attendre d’un simple recueil des opinions – et cela vaut pour l’Etat autant que pour le « peuple ».

Devant une situation où tout le monde est également démuni, la dernière chose à faire est de vouloir limiter les thèmes à débattre et se contenter d’ouvrir une page blanche. Il s’agit plutôt d’accélérer un processus d’autodescription qui ne peut pas être moins conflictuel, moins équipé que le Brexit pour les Britanniques.

Passer de la plainte à la doléance dans une situation de crise matérielle sans précédent ne peut pas être simplifié. D’autant que ce qui vaut pour chaque citoyen vaut encore plus pour l’administration. Equipée vaille que vaille pour répondre aux anciennes situations de développement économique, elle est totalement perdue pour s’ajuster au nouveau régime climatique.

Passer de la plainte à la doléance exige donc deux épreuves particulièrement pénibles aux Français : pour le « peuple », trouver quelque chose à dire de pertinent sur une situation totalement neuve ; pour le « gouvernement », savoir écouter ce qui sera dit pour refonder l’Etat !

Bruno Latour est philosophe et sociologue. Il a écrit et édité une vingtaine d’ouvrages.