Robert Maggiori. Stanley Cavell. The end

In Libé du 22 juin

Adepte du perfectionnisme moral, le philosophe américain, mort mardi, a fait dialoguer pensée et cinéma, trouvant dans les films une source inépuisable d’histoires et de dilemmes moraux qu’il échoit traditionnellement à la philosophie de traiter.

De Stanley Cavell, né à Atlanta en 1926, professeur d’esthétique à l’université Harvard, on peut dire qu’il aura été l’officier d’état civil qui, à la Mairie de la Pensée, a célébré les noces de la philosophie et du cinéma. Rite improbable, tant les deux «fiancés» semblaient au début se regarder en chiens de faïence. Adossée à son histoire multiséculaire, à ses traditions, à ses monuments – dont certains, comme Platon, avaient jeté sur l’image le plus méprisant des discrédits -, elle mit longtemps à avoir de la considération pour le «septième art», et celui-ci, avant d’acquérir lui-même une «histoire» (Griffith, Chaplin, Gance, Dreyer, Lang, Hitchcock, Eisenstein, Rossellini, Welles, Godard…), de devenir langage, puis fabrique d’imaginaire et de visions de monde, n’avait guère osé filmer des… concepts.

Stanley Cavell les maria néanmoins, et parvint à faire de l’«interlocution» de la philosophie et du cinéma un modèle idéal d’exploration de la réalité et de l’existence, trouvant dans les films une source inépuisable d’histoires et de dilemmes moraux qu’il échoit à la philosophie, en général, de traiter.

Kant et Capra, Freud et Hawks

Dans le livre qui le rendit célèbre, A la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage (éd. Cahiers du cinéma), il faisait dialoguer Kant et Capra, Nietzsche et Leo McCarey, Freud et Hawks, et arrivait à éclairer des thèses philosophiques sur le statut des la femme (l’émergence d’une «nouvelle femme», incarnée par Katharine Hepburn ou Claudette Colbert), le rôle des institutions, la dialectique mystérieuse des sentiments, la nécessité, en amour, de «se prendre» pour se retrouver de façon plus heureuse, ou la nécessité d’une «mort» qui permît une renaissance intérieure et un progrès moral.

Le propos de Cavell n’est pourtant pas d’éclairer uniquement le cinéma par la philosophie, ni de signifier que la philosophie aurait besoin d’être «compensée par des révélations transmises par le cinéma» . Il fait jouer de concert philosophie et cinéma pour montrer le bien-fondé du «perfectionnisme moral», doctrine qu’il hérite de Ralph Waldo Emerson, sinon de Wittgenstein, dont il devient le héraut.

Position de l’«entre-deux»

Mais au philosophe de Harvard, on ne doit pas seulement des études stupéfiantes sur quelques chefs-d’œuvre de l’âge d’or hollywoodien. Né dans un milieu artistique – il eût été musicien comme sa mère, célèbre pianiste, si un accident ne lui avait irrémédiablement endommagé l’oreille -, Cavell s’intéresse à tout ce qui provoque la rencontre entre le quotidien et l’extraordinaire, le banal et le sublime, une image, un plan, un son, une phrase – ce qui ne signifiait pas pour lui esthétiser l’existence mais exister en accueillant ce qui la rend meilleure.

Devenu philosophe – c’est au séminaire de John L. Austin, l’auteur de Quand dire, c’est faire, promoteur de la réflexion sur les «performatifs», qu’il découvre sa vocation -, Cavell ne laisse hors champ aucune manifestation artistique : il procède à la lecture originale de textes littéraires (Shakespeare, Ibsen, George Bernard Show), en les mêlant aux grandes pages de la philosophie morale, (Platon, Aristote, Locke, Kant, Nietzsche, Freud, Rawls).

Si on a parfois trouvé difficile de le «situer», c’est qu’il réalise entre philosophie analytique et philosophie continentale le même «mariage» qu’entre philosophie et cinéma. Intéressé à la «philosophie du langage ordinaire», il appartient de plein droit à la tradition analytique ou, du moins, en compagnie de Richard Rorty, voire de Hilary Putnam, à son prolongement «postanalytique». Mais cela ne lui fait pas négliger la pensée européenne : il se montre au contraire très «continental» en s’intéressant à l’existentialisme, au romantisme, à la tragédie shakespearienne, à Freud, à Heidegger, Scholem, Benjamin, Nietzsche, Lacan, Derrida.

C’est cette position de l’«entre-deux» qui le conduit d’ailleurs, comme l’a écrit Sandra Laugier, la plus «cavellienne» des philosophes français(e)s, à montrer l’existence d’une «voix philosophique proprement américaine». Cette voix, il eût pu l’entendre dans le pragmatisme de Charles S. Peirce, de William James ou de John Dewey, mais il la trouve dans la pensée (bien négligée au moment où il la réhabilite) de Ralph Waldo Emerson et de Henry David Thoreau, à savoir le «transcendantalisme».

«La liberté au grand jour»

Difficile ici de faire le tour de l’œuvre de Stanley Cavell, si riche et circonstanciée. On peut en relever les deux marqueurs principaux. Le scepticisme et le perfectionnisme moral. Le premier – à propos duquel le philosophe pose une question simple : Comment en sortir ? – n’est pas le scepticisme classique qui suspend le jugement et destitue la possibilité de la connaissance mais celui, plus fondamental, existentiel, qui mine la (re)connaissance des autres et de soi-même, ronge le sens de la vie quotidienne, ankylose la relation au langage et à la communication des êtres humains.

Quant au «perfectionnisme moral», il n’exige pas que l’on se représente une quelconque «perfection humaine suprême» qui serait atteinte «un jour». Il tiendrait plutôt à ce «désir ancestral» de la philosophie qui est de «guider l’âme» (prise dans les incertitudes, les hésitations et les illusions) «vers la liberté au grand jour», si du moins ce jour n’est pas «absolument fermé» à cause «de la tyrannie ou de la pauvreté». Stanley Cavell focalise son attention sur ce moment particulier du choix moral, soit cette position «à partir de laquelle juger de l’état présent de l’existence humaine pour aller vers un état à venir, ou, le cas échéant, juger que le présent vaut mieux que ce qu’il en coûterait de le changer». Autrement dit, il s’agit d’évaluer le «mieux», de (se) donner les moyens de s’opposer au mieux à ce qui abîme l’existence, privée et collective.

Ce que, par le «perfectionnisme», a voulu signifier Stanley Cavell – patronyme qu’il substitua à celui de Goldstein en 1942, pour «faire l’expérience de l’anonymat», pour «avoir le temps de penser un instant sans être dérangé» et pour voir «quelle différence ferait de tout simplement ne pas annoncer (sa) judéité par (son) nom» – est au fond quelque chose de très simple : comment être fidèle à soi-même, et donc à l’humanité, et transmettre l’aspiration démocratique de telle sorte que chacun, dans la société, ait sa juste voix ou puisse sans entraves parcourir la voie vers le «mieux» qu’il trouve juste.