Descola. Les signes de l’altérité

« Tandis que l’animisme déchiffre les signes de l’altérité dans la discontinuité des corps, le naturalisme les reconnaît dans la discontinuité des esprits. Se différencie de moi celui qui, parlant une autre langue, croyant en d’autres valeurs, pensant selon d’autres catégories, percevant selon une autre «vision du monde», n’est plus mon exact semblable tant sont distinctes des miennes les «représentations collectives» auxquelles il adhère et qui conditionnent son action. Une coutume bizarre, une pratique énigmatique ou répugnante s’expliquent alors par le fait que ceux qui s’y adonnent ne peuvent faire autrement que croire (penser, se représenter, imaginer, juger, supposer…) que c’est ainsi qu’il faut procéder si l’on veut atteindre telle ou telle fin. C’est affaire de «mentalités» -un domaine fertile de lhistoire-, et si celles-ci sont réputées connaissables jusqu’à un certain point par les traces qu’elles laissent dans des expressions publiques, il est toutefois impossible de pénétrer leurs ressorts ultimes, car je ne peux me glisser tout à fait dans l’esprit de l’autre, même le plus proche. Pour notre malheur de sujets naturalistes, il n’y a pas d’équivalent spirituel de la métamorphose, seulement ces efforts inaboutis que tentent la poésie, la psychanalyse ou la mystique. On comprend, dans ces conditions, que l’altérité radicale réside du côté de ceux qui sont dépourvus d’esprit ou ne savent pas s’en servir: les sauvages jadis, les malades mentaux aujourd’hui, et surtout l’immense multitude des non-humains, les animaux, les objets, les plantes, les pierres, les nuages, tout ce chaos matériel à l’existence machinale dont l’homme dans sa sagesse s’occupe de déterminer les lois de composition et de fonctionnement. »

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, « Métaphysique des mœurs » pp. 497-498, folio essais