Le processus reproductif des humains dans les totémismes

in Philippe Descola, Par-delà nature et culture, chapitre 11, « L’institution des collectifs », pp. 450-452

« Les collectifs fondés sur le partage d’une filiation ou d’un site de conception totémiques ne font pas qu’œuvrer à l’accroissement de leurs composantes non humaines, ils sont aussi le moyen choisi par les entités totémiques pour se perpétuer en s’appropriant le processus reproductif des humains. Dans tout le continent, en effet, les représentations de la conception s’accordent sur un point qu’Ashley Montagu avait déjà souligné il y a longtemps :  » Ni le père ni la mère ne contribuent par quoi que ce soit de nature physique ou spirituelle à l’existence de l’enfant. »

Comme le montre bien Merlan dans son étude comparative des théories aborigènes de la reproduction humaine, les enfants sont toujours le produit de l’incorporation par la mère d’une âme-enfant déposée par un être du Rêve dans un site totémique. Avant de se réaliser comme fœtus, les âmes-enfants mènent une vie autonome, souvent sous la forme d’animaux et de plantes qui peuvent être ingérées par la mère, laquelle est vue comme un simple réceptacle, une sorte d’incubateur permettant à l’âme-enfant de se développer jusqu’à la naissance. D’un tempérament enjoué, à ce que l’on dit, ces semences sont en attente d’un corps humain qu’elles doteront des attributs totémiques propres à l’être du Rêve dont elles sont issues, et elles s’occupent, pour l’essentiel, « à chercher des mères au moyen desquelles elles peuvent renaître ».

Que les humains soient les simples vecteurs de l’actualisation recherchée par une entité totémique ne fait guère de doute dans les descriptions des ethnologues. À propos des maroi, les âmes-enfants des sites totémiques de la communauté de Belyuen dans la péninsule de Cox, Elisabeth Povinelli écrit qu’ils « préconçoivent une image de l’enfant avant de le fabriquer »; l’intentionnalité prêtée aux âmes-enfants est centrale dans ce mécanisme reproducteur, par contraste avec le rôle relativement passif qu’y jouent les humains : « Les maroi se cachent intentionnellement dans les aliments et créent des enfants. Les hommes et les femmes les capturent et les ingèrent inintentionnellement. » De plus, cette autonomie des maroi subsiste après la naissance puisque l’on affirme qu’ils exercent une influence irrésistible sur leurs hôtes dans le choix des gibiers qu’ils chassent, des nourritures qu’ils consomment et des sites qu’ils fréquentent. Il en est de même d’ailleurs, par exemple chez les Aranda; pour eux, « l’incarnation d’un esprit-enfant, d’un kuruna, procède en premier lieu de son désir de subir une incarnation. » Les parents ne sont guère plus qu’un père adoptif et une mère porteuse, les instruments consentants de la perpétuation d’une des dimensions d’un totem s’objectivant dans un humain qui devient lui-même par là une composante toujours-déjà présente du collectif intrinsèquement hybride qu’un être du Rêve a jadis institué.

Le même processus est à l’œuvre dans les totémismes transmis par la filiation clanique. L’imprégnation d’une femme se fait généralement sur le site où gîtent les âmes-enfants du clan, le nouveau-né s’agrégeant tout naturellement au collectif dont ses ascendants maternels ou paternels ont assuré avant lui la continuité substantielle au service de l’envie de se perpétuer de l’entité totémique qu’ils ont en commun.