Alain Frachon. L’avenir du populisme

in Le Monde

« L’arbre de la belle victoire d’Emmanuel Macron sur le Front national ne doit pas cacher la bonne santé de la forêt populiste, en Europe comme aux Etats-Unis. L’année 2017 a confirmé la force montante du mouvement protestataire qui, en 2016, a conduit Donald Trump au pouvoir et assuré le succès du Brexit. Il est trop tôt pour sortir les trompettes et annoncer benoîtement le reflux du courant anti-immigration, antiglobalisation et eurosceptique. Ce courant-là se porte bien, merci : 2017 a prolongé 2016.

La reprise de la croissance en Europe ne change pas, ou pas encore, le profil politique d’une bonne partie du Vieux Continent. La droite extrême ou l’ultradroite euro-grincheuse est au pouvoir en Pologne, en Hongrie, en Tchéquie, elle progresse aux Pays-Bas et vient d’accéder au gouvernement en Autriche. On peut imaginer conjoncture politique plus favorable pour « relancer » l’Europe. Autrement dit, un Macron printanier ne sonne pas le début de la fin de la saison populiste.

On sait ce qu’il en est à Berlin, où l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) aligne ses 92 députés au Bundestag. On parle moins souvent de l’Italie, où l’extrême droite prospère à grande vitesse (voir Le Monde des 10 et 11 décembre). Sans doute y a-t-il également une part de « populisme » dans la revendication indépendantiste catalane. Dans un excellent article de ses correspondants à Paris et à Berlin, Anne-Sylvaine Chassany et Guy Chazan, le Financial Times (13 décembre) revient sur les scrutins des derniers mois en Europe. Conclusion ? Emmanuel Macron est une exception, dans un paysage marqué par la bonne tenue de l’extrême droite.

Outre-Atlantique, Trump boucle sa première année à la Maison Blanche. Vulgarité, mensonges à répétition, flirt poussé avec un racisme subliminal, mode de gouvernement chaotique, rien n’y fait : l’électorat républicain lui reste assez fidèle. Trumpistes et brexiters ont gagné en se présentant comme les Robin des bois des exclus de la mondialisation, pourfendeurs des élites, défenseurs des frontières et porte-parole des démunis. Les uns et les autres se retrouvent sur le thème central de l’immigration. Le refus de l’immigration. La peur de l’immigration. L’obsession de l’immigration.

C’est vrai dans l’Amérique trumpiste comme en Autriche, aux Pays-Bas ou dans l’ensemble de l’Europe de l’Est. C’est vrai en Italie, dans l’électorat FN en France et dans celui de l’AfD en Allemagne. Le Brexit l’aurait-il emporté si l’on ne s’était trouvé, au moment du vote, le 23 juin 2016, en pleine crise migratoire moyen-orientale ?

Tout se mêle ici : instabilité de l’emploi ; stagnation des revenus médians depuis des années ; bouleversements urbains et « suburbains » ; attentats et peur de l’islam ; troubles identitaires liés au couple mondialisation-révolution technologique permanente ; endettement public et Etat social épuisé. Pourtant l’Europe sait bien que la pression migratoire venue d’Afrique (celle du Moyen-Orient est plus conjoncturelle) ne diminuera pas de sitôt. Elle va faire partie de notre horizon stratégique, économique et social pour des années.

Le sondage mené en 2016 dans une vingtaine de pays occidentaux par Fondapol confirme les enquêtes de terrain : les deux tiers des ressortissants de l’UE pensent que l’immigration a un impact négatif sur leur pays. Plusieurs raisons expliquent cette réaction. Mais l’une d’elles tient à ce sentiment que l’immigration échappe à tout contrôle. Les flux migratoires de l’époque – qui, encore une fois, ne vont pas s’arrêter – nécessitent d’être encadrés, négociés entre l’Europe et l’Afrique. Nouvelle demande sociale, l’intégration des immigrés requiert une réforme en profondeur de l’Etat providence.

L’angélisme des « élites »

Quelle force politique européenne pose la question en ces termes et la classe au rang des priorités absolues ? Où est la réflexion de la gauche sociale-démocrate sur l’immigration ? La bien-pensance fait des ravages. « Comment vaincre le populisme ? », interroge le politologue Ivan Krastev dans son dernier livre (Le Destin de l’Europe, Premier Parallèle, 154 pages, 16 euros). Pas avec de la bonne conscience : « Le refus de la gauche à seulement concéder que l’immigration pouvait avoir des effets négatifs a nourri la réaction antiélitiste (notamment à l’encontre des médias traditionnels) qui est au cœur de la tourmente politique actuelle », écrit Krastev avec raison. L’angélisme de certaines « élites » entretient le populisme.

L’autre toile de fond de la colère protestataire, ce sont les inégalités. Du fait de son « modèle social », même très diversement représenté, l’Europe est la région du monde la mieux protégée, et les Etats-Unis, le plus inégalitaire des pays riches. Mais l’Europe n’est pas imperméable à la montée des inégalités qui a accompagné la globalisation économique et la révolution technologique.

Comme l’écrit Philip Stephens, l’un des éditorialistes du Financial Times, pas vraiment la bible de la gauche de la gauche, les responsables politiques européens ne peuvent pas ignorer les leçons de l’histoire : « Défendre un statu quo manifestement injuste dans la distribution des richesses et des chances de réussite revient à donner des armes aux populistes. »

Face aux profonds bouleversements structurels de l’heure, personne n’a de recette magique. Il est probable que le trumpisme économique affaiblira un peu plus les électeurs de Donald Trump. Il est probable que le Brexit appauvrira la Grande-Bretagne. Mais, sauf à ériger en priorités les questions de l’immigration et la lutte contre les inégalités, le populisme va s’installer durablement. Parce qu’il n’est pas une aberration passagère, mais le symptôme d’une situation. »

frachon@lemonde.fr