Philippe Descola. De la nature universelle aux natures singulières

Quelles leçons pour l’analyse des cultures ?
Retranscription des quinze dernières minutes de la communication de Philippe Descola, 19 novembre 2017, Collège de France, colloque «Les Natures en questions».
https://www.college-de-france.fr/site/colloque-2017/symposium-2017-10-19-15h00.htm

«On a fait sortir les non-humains de la cité pour n’y laisser que les humains, seuls sujets de droits […] C’est avec cette conception eurocentrique et anthropocentrique du politique notamment qu’il faut pouvoir rompre.[…] 15:18
Comprendre comment s’instaurent des collectifs singuliers 16:32.[…]
Se placer sous le signe de l’ontologie : […] le niveau où l’analyse anthropologique doit se situer est plus élémentaire que celui où elle a opéré jusqu’à présent [17:14]
Cela relève d’une exigence d’hygiène conceptuelle, à savoir il faut rechercher les racines de la diversité des humains à un étage plus profond, celui des différences dans les inférences de base… […]
De là découlent les types de collectifs au sein desquels se déroulent la vie commune et la nature de leur composition, les formes de subjectivation et d’objectivation, les régimes de temporalité, les formes de la figuration, toute la richesse de la vie sociale et culturelle.
Une première étape dans ce travail de refondation consiste à mieux définir l’unité d’analyse dont les sciences sociales s’occupent et qu’elles appellent diversement selon leurs domaines de spécialité et selon leurs inflexions nationales : une société, une culture, une communauté, un milieu social, une tribu, un groupe socio-professionnel qui ont tous pour caractéristique de limiter l’ensemble dont on parle aux seuls humains.
Je préfère pour ma part le terme de collectif [19:38], que Bruno Latour a introduit dans le vocabulaire des sciences sociales comme un corollaire de la théorie de l’acteur-réseau. Cette notion de collectif est précieuse car contrairement à d’autres notions désignant des ensembles organisés d’êtres, elle ne préjuge en aucune façon du contenu de ce qui est associé dans un collectif ni des modes de l’assemblage. Mais à la différence de Bruno, pour qui le collectif est le produit d’une action littérale de collecte analytique au moyen de laquelle divers types d’êtres et de forces sont associés, moi j’envisage, c’est peut être ma formation d’anthropologue spécialiste des formes de peuples non-modernes, j’envisage le collectif plutôt comme la forme sous laquelle se présentent à nous diverses sortes d’associations conventionnelles d’humains et de non-humains que l’histoire du monde a su imaginer. Parmi ces associations, il y a celles si étranges que l’anthropologie s’est donnée pour mission de décrire —c’est avec un biais anthropocentrique et en prenant la société des humains comme modèle et point de départ de la vie en commun— mais dont il n’est pas impossible pourtant de restituer la richesse et la complexité architecturale.
Et ces formes de stabilisés de collectifs n’ont pas été inventés par quelques anthropologues clairvoyants afin de fournir des gabarits analytiques à leurs collègues. Leurs principes de composition sont tout à fait explicites pour les humains qui en sont membres et qui savent fort bien évaluer leurs mérites par rapport à ceux qui ont cours dans des collectifs voisins de sorte qu’il serait absurde et condescendant de réserver l’anthropologie comparative des collectifs aux seuls savants qui auraient su s’extirper du front de modernisation. 
Bref, un collectif au sens où je l’entends [21:43] c’est une forme stabilisée d’association entre des êtres qui peuvent être ontologiquement homogènes ou hétérogènes et dont aussi bien les principes de composition que les modes de relation entre les composantes sont spécifiables et susceptibles d’être abordées réflexivement par les membres humains de ces assemblages notamment lorsqu’il s’agit de qualifier des relations avec des collectifs voisins où ces principes et ces modes n’ont pas cours. On le voit, un collectif entendu en ce sens n’est pas homologue aux catégories sociologiques habituelles désignant des associations auxquelles on aurait rajouté quelques non-humains par souci louable de complétude : une société + sa nature, une ethnie + ses ancêtres, une civilisation + ses divinités, une catégorie socio-professionnelle + les outils, les matériaux, les procédures qu’elle utilise. On voit mal dans ce cas quel gain d’intelligibilité pourrait être obtenu, puisque les non-humains continueraient à n’être qu’une sorte d’enjolivure rajoutée à un bloc massivement anthropocentrique. 

Il faut plutôt élucider dans chaque cas, les principes de composition de l’assemblage et les rapports qu’il entretient avec d’autres assemblages de même nature ou composés différemment.
C’est ce que je voudrais faire maintenant en examinant à titre d’exemple très brièvement un genre d’association qui m’a très longtemps occupé le collectif animiste. [23:23], lequel se distingue en tout de ce qui est pour nous une société puisque les combinaisons qu’il opère entre humains et non-humains n’y prennent pas la forme coutumière à laquelle l’ontologie naturaliste nous a accoutumés. Dans une ontologie animiste, la plupart des non-humains ont une intériorité analogue à celle des humains, ce qui fait d’eux des sujets sociaux de plein droit mais chaque forme d’être étant aussi dotée de dispositions physiques particulières, elle ne peut avoir accès qu’aux segments de monde qu’elle est prédisposée par sa nature à habiter, à utiliser, et à actualiser. Donc chaque forme d’êtres constitue de ce point de vue-là, un collectif à part, une espèce sociale caractérisée par une morphologie, des aptitudes et un type de comportement particulier, un genre de regroupement qui combine les attributs d’une espèce naturelle et ceux d’une tribu. Les tribus-espèces donc et notamment les tribus-espèces animales sont réputées vivre dans des collectifs, qui possèdent une structure et des propriétés identiques. Ce sont des sociétés complètes avec des chefs, des chamans, des rituels etc.
Dans tout l’archipel animiste, en Amérique sub-arctique, en Amazonie, en Sibérie, dans des régions d’Asie du sud-est et de Mélanésie, des membres de chaque tribu-espèce partagent ainsi une même apparence physique, un même habitat, un même comportement alimentaire, et sont en principe endogames. 

Il importe ici de noter que les critères de différences de forme et de comportement permettant de distinguer les uns des autres les collectifs non-humains sont aussi employés pour distinguer entre eux les divers collectifs humains.
Dans une ontologie animiste, en effet, l’idée d’humanité comme espèce morale en général, à part, n’a guère de sens. Aussi, chaque classe d’humains qui se différencie des autres par son apparence et par ses manières de faire est-elle conçue comme une tribu-espèce particulière à l’instar de la tribu-espèce du singe laineux ou de celle du caribou. [25:49] car les attributs distinctifs des groupes humains que les modernes voient comme culturels, la coiffure, la parure, le costume, les armes, les outils, les habitations et même la langue sont au contraire perçus dans l’archipel animiste comme des dispositions physiques analogues à celles qui permettent aux espèces animales de mener des genres de vie différents : des becs, des griffes, des nageoires, des ailes, des branchies etc. Donc nous les naturalistes, ce que nous voyons comme nature et surnature, se présente pour les animistes comme un monde peuplé de collectifs sociaux avec lesquels des collectifs humains eux-mêmes différenciés nouent des relations conformément à des normes supposées communes à tous.
Quelle forme une cosmopolitique peut-elle prendre dans le cas présent. Puisque presque tous les êtres sont des personnes, chacune libre et indépendante à l’intérieur du collectif où son existence se déroule, ce ne sont pas les individus humains qui constituent des sujets politiques, ni même les assemblages au sein desquels chaque espèce d’être humain et non-humain est associé, des assemblages en effet tous autonomes, en principe dans l’exercice de leur souveraineté. Non, les véritables sujets politiques, ce sont les relations entre les collectifs, des relations de séduction, d’échange, de prédation, d’apprivoisement qui sont variables selon les circonstances et selon les communautés, et qui ont toutes pour caractéristique de traiter l’alter ego comme une personne de statut égal. C’est une personne que l’on peut tuer ou que l’on adopte, que l’on mange ou que l’on nourrit, que l’on aide à se reproduire ou que l’on traite comme un enfant selon qu’il s’agit d’un ami ou d’un ennemi ou d’un animal chassé ou un petit du gibier que l’on recueille, d’une plante cultivée ou d’une plante sauvage, d’un esprit malfaisant ou d’un esprit protecteur. Et c’est dans ces relations très diverses de personne à personne entre humains comme avec les non-humains, que se cristallisent les rapports de mondes. Les rapports de mondes, ce sont ces rapports qui selon Jacques Rancière forment la texture de la politique, beaucoup plus que les rapports de pouvoir, car un sujet politique, ce n’est pas un groupe qui prend conscience de lui-même, qui se donne une voix, qui impose son poids dans la société, pour citer Rancière, c’est un opérateur qui joint et disjoint les régions, les identités, les fonctions, les capacités, existant dans la configuration d’une expérience donnée.
Et en ce sens, n’importe quel opérateur humain ou non-humain est capable de devenir un agent politique, s’il parvient à mettre ensemble des choses qui n’ont pas au départ de connexion intrinsèque notamment parce qu’elles ressortissent en apparence à des régimes ontologiques différents.
Et donc le chasseur atchuar avec qui j’ai jadis chassé, et qui adresse une incantation mentale à l’âme du singe laineux qu’il poursuit, est un agent politique, car il connecte par ce moyen deux communautés de personnes qui vivent dans des mondes physiques différenciés. Quant au singe laineux, il est devenu lui aussi un agent politique et pour la même raison lorsqu’il aura auparavant visité en rêve le même chasseur pour lui donner un rendez-vous en forêt. 
Partout sur notre planète, ces rapports de mondes se donnent à voir, sous nos yeux de naturalistes, sans que nous sachions toujours les déchiffrer, comme des expressions politiques. Par exemple, et dans un registre très éloigné de l’animisme, lorsqu’un volcan andin menacé par une compagnie minière se voit défendu par des communautés autochtones, non pas comme une ressource à protéger, mais comme un membre à part entière du collectif mixte qu’eux les humains forment avec les montagnes, avec les troupeaux de lamas, avec les lacs, avec les champs de pomme de terre, ou encore pour prendre un autre exemple récent, lorsque les Maori obtiennent du parlement néo-zélandais la reconnaissance de la personnalité juridique de la rivière Ouangani non pas comme un moyen de préserver sur cette rivière leurs droits d’usage ancestraux mais là encore parce qu’elle appartient à un collectif plus large dont les humains ne sont qu’une composante. Aussi et pour en revenir au registre animiste, n’est-il pas étonnant que lorsque les représentants de la communauté de Sarayaku sont venus à Paris lors de la COP 21 pour demander la reconnaissance du territoire qu’ils occupent, en Amazonie équatorienne, ils ne l’aient pas fait en invoquant la préservation de la biodiversité, la protection du milieu contre les compagnies pétrolières qui sont pourtant à la périphérie, ou même l’autochtonie, non, ils ont allégué qu’il fallait préserver des relations plutôt qu’un espace, en l’occurrence et je les cite : «la relation matérielle et spirituelle que les peuples indigènes tissent avec les autres êtres qui habitent la forêt vivante.» Et cette forêt vivante, elle est vue «comme entièrement composée d’êtres vivants, et des relations de communication que ces êtres entretiennent de sorte que tous ces êtres depuis la plante la plus infime jusqu’aux esprits protecteurs de la forêt sont des personnes qui vivent en communauté et développent leur existence de manière analogue à celle des humains. Au lieu de voir dans ce genre de propos et de mouvements, des manifestations de superstition folklorique ou puérile, position condescendante, que partagent tant le libéralisme du laisser faire qu’une partie de la gauche prométhéenne, il est plus judicieux d’y trouver ce qu’ils nous offrent, à savoir une formidable stimulation pour penser à nouveaux frais, l’action politique et le vivre ensemble dans un monde où nature et société ne sont plus irrémédiablement dissociées.»