Guy Debord vu par Gérard Berréby

Qui est Gérard Berréby : le fondateur des Editions Allia. Entretien avec Laurent Rigoulet (Libération, 9 mars 2000)

ALLIA ,«POUR UNE HISTOIRE SECRÈTE DU XXE SIÈCLE». ENTRETIEN AVEC GÉRARD BERRÉBY, FONDATEUR IL Y A QUINZE ANS D’UNE MAISON QUI PUBLIE AVEC SOIN ET DISCERNEMENT CE QUE LES AUTRES NE PUBLIENT PAS.

« Ce livre et d’autres du même genre nous arrivent du passé comme des vieux débris de satellites, traduits avec astuce et passion, dans un format génial et une iconographie généreuse, grâce à des gens dont on ne sait rien», écrivait-on dans ces colonnes, à la rubrique rock, pour la sortie de A Wop bop a loo bop de Nik Cohn, livre culte des années rock’n roll qui attendait d’être publié ici depuis la fin des années 60. Avec cet ouvrage et Lipstick Traces de Greil Marcus, publié en 1998, les amateurs d’écrits sur la musique, habitués à fouiller les rayons des librairies étrangères, ont découvert Allia, une petite maison d’édition parisienne qui s’est fait une spécialité d’éditer avec soin, et une certaine dose de courage, ce que les autres ne publient pas. A la suite de Country dont la première sortie américaine remonte à 1977, ils vont lancer la traduction de deux autres ouvrages fameux de Nick Tosches Unsung Heroes of Rock’n roll et Hellfire, la bio démente de Jerry Lee Lewis. Ils ont aussi en projet Dead Elvis et Mystery Train de Greil Marcus (dont un chapitre sur Sly Stone et le mythe de Stagger Lee est publié indépendamment ces jours-ci) ainsi que le passionnant ouvrage de Peter Guralnick sur la Soul (Sweet Soul Music). Il serait stupide de faire comme si tout ça tombait du ciel. Avant les lecteurs assidus du genre très particulier des livres rock, nombre d’autres se sont enthousiasmés pour le travail de fourmi des gens d’Allia qui ont publié plus de 200 livres depuis les années 80 et mené des travaux de longue haleine comme l’édition des oeuvres de Giacomo Leopardi. Ils n’en restent pas moins comme une énigme dans le milieu littéraire et, dans leur rez-de- chaussée du Marais, se plaisent à cultiver «un certain mystère». Qui sont-ils? Comment travaillent-ils et qu’est-ce qui guide leur choix? Réponses de Gérard Berréby, le fondateur dans un bureau-bibliothèque sur cour.

Quand avez-vous démarré Allia?

J’ai créé une maison d’édition il y a plus de quinze ans et publié des livres en dilettante, un ou deux par an, je ne m’en occupais pas vraiment … J’étais animé par une volonté de montrer les choses différemment, j’achetais des livres qui ne correspondaient pas à l’idée que je me faisais de l’édition. Je ne les trouvais pas habillés, pas enrobés. Ça n’est pas qu’une question de maquette de couverture, mais de préface, d’annotation, de mise en perspective d’un texte. Avoir une bonne idée, c’est assez facile. Donner vie à un texte, c’est un autre problème, faire en sorte qu’il existe, qu’il ait une vie, que les gens s’y intéressent et en parlent.

Par quoi avez-vous commencé?

Louis Scutenaire, un surréaliste belge, deux plaquettes sur la révolution russe avec un point de vue différent, un peu anarchisant, En avant dada, et un ouvrage que j’ai réalisé moi-même, «Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste» et où l’on trouvait le fil conducteur de notre travail. J’avais réussi à regrouper toutes les interventions sous forme de tracts, de brochures, de tous les membres de l’Internationale situationniste avant la fondation, c’était en 1985, bien avant la hype. D’ailleurs quand j’ai fait une proposition, sans doute ridiculement faible, à l’agent de Greil Marcus pour Lipstick Traces, celui-ci s’est renseigné et il s’est rendu compte que mon ouvrage avait servi de base documentaire pour la rédaction du sien. Et j’ai pu obtenir les droits pour 9000 francs, ce qui est trois fois rien, sans ça je n’aurais pas pu le faire, je n’ai aucune possibilité de mener une politique de carnet de chèque.

Dans votre catalogue vous utilisez un ton quasi défensif pour présenter votre travail d’éditeur en citant celui qui ­«peu amical» ­ observait que les éditions Allia «publiaient ce qu’elles pouvaient». Vous avez le sentiment qu’on vous a pris de haut?

Je vois les choses un petit peu comme une guerre. Quand vous annoncez que vous créez une maison d’édition, personne ne déroule le tapis rouge. On vous laisse vendre quelques exemplaires et ensuite ça pose problème… . J’ai commencé très modestement, j’ai publié des ouvrages du domaine public qui m’ont aidé. J’ai continué très modestement parce que notre maison d’édition est indépendante. Je ne suis adossé à aucun groupe financier, à aucune banque, je ne suis pas fils de famille. Il aurait été suicidaire de rentrer en concurrence avec une autre maison d’édition. J’étais condamné à innover. C’est toujours le cas, je suis obligé de m’intéresser aux livres qui n’intéressent pas les autres. On s’étonne de voir paraître enfin ces livres sur la musique, qui sont signés des plus grands rock critiques, Nik Cohn, Nick Toshes, Greil Marcus, mais notre mérite n’est pas si grand. Il est surtout dû à l’incurie généralisée. Lipstick Traces est un livre culte et en dix ans personne n’a bougé… Il y a dans l’édition un phénomène de terreur généralisée et une surenchère qui fonctionne de manière artificielle.

Vous êtes subventionnés?

Non, nous avons publié plus de 200 livres, et nous n’avons reçu qu’une subvention, non pas parce que nous sommes persécutés mais parce que nous ne l’avons pas demandé. Il y a un état d’esprit de défiance dans les livres que nous publions, et notre comportement est lié au contenu de nos livres. On ne se cache pas, mais il y a un côté mystérieux autour de notre maison. On ne sait pas. Or ce que nous dépensons n’est que le produit de nos ventes. Il est possible de faire des choses difficiles et de se battre pour qu’elles existent. Une maison d’édition peut vivre en publiant 2000 à 3000 exemplaires de ses titres. Nous travaillons de manière spartiate, nous sommes deux employés à plein temps et nous publions 25 titres par an. Un livre comme Country coûte cher à éditer dans la forme qui est la sienne, mais nous faisons tout nous-mêmes, je ne suis pas graphiste, mais j’aime la page, j’aime le blanc, j’ai réalisé la mise en page en moi-même, lancé la recherche iconographique, nous ne rechignons devant aucun travail, c’est la condition de notre indépendance. Country et A wop Bop (?) ont été traduits par une jeune femme dont c’était le premier travail et que nous avons accompagnée, le prochain Nick Toshes sera traduit par une jeune homme qui a écrit pour nous la préface d’une grammaire du XVIIe siècle, ces mélanges me plaisent.

Vous parlez de votre catalogue comme d’une bibliothèque, où tous les choix seraient cohérents.

Absolument. A chaque fois qu’on publie quelque chose, on pourrait reprendre le sous-titre de Lipstick Traces qui est «une histoire secrète du XXe siècle». Ce qui nous intéresse, ce qui me passionne, c’est de remonter aux origines, de trouver d’où viennent les choses. Le livre de Nick Toshes traite de la musique country, mais c’est aussi, selon Greil Marcus, un assaut en règle contre tout ce qu’il y a de sacré dans cette musique et un livre d’une grande érudition où l’on revisite le mythe de Tristan et Iseult. Si c’était une monographie sur le rock’n roll, nous n’aurions pas réagi, ce qui nous intéresse, c’est quand un livre sur la musique renvoie à des préoccupations philologiques, comme quand nous publions les oeuvres de Leopardi ou les 900 conclusions du Pic de la Mirandole. Nick Toshes, ce qui lui a plu et l’a attiré chez nous, c’est que nous avions un livre de poèmes de Sappho à notre catalogue. Il y a lien entre tous les livres que nous publions, ce que nous voulons, c’est montrer les sous-entendus, les choses qu’on ne nomme pas, les traces secrètes. »

liens > les Editions Allia

Guy Debord en 180 secondes https://youtu.be/96loSvYH-sE

Bertrand COCHARD représentait le regroupement Université Côte d’Azur lors de la finale nationale 2016 de Ma thèse en 180 secondes. Il a remporté le deuxième prix du jury ainsi que le Prix du Public lors de la finale nationale 2016 avec sa thèse « Réification, spectacle et imagification dans la philosophie de Guy Debord »