octobre 2015

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« Alors que la pénétrabilité des monades définit toute la sociologie de Tarde (Latour, 2011) et que la perception des relations appartient, pour James, à l’existence individuée, Durkheim ne varie pas, pendant tout le livre, sur l’irrémédiable imbécilité —au sens étymologique— de l’individu. C’est évidemment elle et elle seulement qui va donner au monothéisme de la société tous ses traits : pour sauver de l’abaissement un individu aveugle autant qu’abject, il ne faut rien moins que le secours constamment renouvelé de l’Unique et Unifié Dieu-Société.

L’intériorité c’est l’extériorité reprise et intériorisée. »

in Formes élémentaires de la sociologie; formes avancées de la théologie, Bruno Latour, Sciences Po, Paris Archives de sciences sociales des religions, numéro 167, Juillet-septembre 2014, p. 255-277. Version révisée après retour des relecteurs (Mai 2014)

in Libération du jour, David Graeber: «La bureaucratie permet au capitalisme de s’enrichir sans fin». Extrait

Q. : Le changement climatique ne va-t-il pas nous forcer à changer de modèle ?

David Graeber* : Je suis très inquiet à ce sujet parce que les institutions politiques ne sont plus capables de générer des politiques. Le chercheur Bruno Latour me disait l’autre jour que seuls les militaires américains et chinois avaient la capacité d’intervenir contre le réchauffement climatique à un niveau global. Des idées circulent dans les laboratoires de recherche. Ironiquement, la façon la plus efficace d’intervenir contre le changement climatique à une échelle massive, ça serait de planter des arbres, ça serait facile à faire et sans bureaucratie !

* Pilier du mouvement Occupy Wall Street, l’anthropologue et économiste américain accuse le capitalisme de faire pire que le socialisme en matière de réglementations et de paperasse. Une «bureaucratisation du monde» au profit des plus puissants, qui a des répercussions jusque sur les plans technologique et climatique.

Et Francis Hallé :
« Toute machine, avec une entrée d’énergie, produit des déchets. Les thermodynamiciens, les physiciens l’ont démontré. Mais où passent les excréments des arbres ? On a dit que c’était peut-être l’oxygène, ou les feuilles mortes. Or il semblerait que ce soit le tronc, et plus précisément la lignine, qui constitue l’essentiel du bois. Il s’agit d’un produit très toxique que l’arbre dépose sur des cellules qui sont en train de mourir et qui vont se transformer en vaisseaux – ceux-là mêmes qui vont permettre la montée de l’eau dans le tronc. On peut donc dire que l’arbre repose sur la colonne de ses excréments : cette lignine qui donne aux plantes leur caractère érigé, qui leur permet de lutter contre la pesanteur et de s’élever au-dessus des végétations concurrentes. C’est très astucieux. Et c’est bien dans le style des plantes de tirer parti de façon positive de quelque chose de négatif. On dit souvent que l’arbre vient du sol. Mais en réalité, il est né d’un stock de polluants, puisqu’il est constitué à 40 % de molécules à base de carbone (le reste est de l’eau). L’arbre a cherché le carbone dans l’air, l’a épuré et transformé en bois. Alors, couper un arbre, c’est comme détruire une usine d’épuration. »

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Le radeau des cimes

Et aussi:

« Tout le monde le sait, descendre au jardin ne résout pas les problèmes de la vie quotidienne, mais les relativise et les rend plus supportables. Sigmund Freud a eu ce regret tardif : “J’ai perdu mon temps ; la seule chose importante dans la vie, c’est le jardinage”. »  Francis Hallé, Aux origines des plantes[4], fiche Wikipedia

et aussi:

Francis Hallé pourrait faire sienne la devise de Patrick Geddes[réf. nécessaire], By Leaves We Live, cet autre grand défenseur de la biodiversité qui fonda entre autres le Collège des Écossais[5] à Montpellier :

« Combien de gens réfléchissent vraiment à ce qu’est une feuille ? Pourtant, la feuille est à la fois le produit et le phénomène le plus important de la vie : nous vivons dans un monde vert, où les animaux sont en proportion moindre et peu nombreux, et où tout dépend des feuilles[6]. » Fiche Wikipedia

et les notes afférentes:

4 Francis Hallé (dir.), Aux origines des plantes : Avant-propos, pourquoi les plantes nous font-elles tant de bien ?, Fayard,‎ 2008 (ISBN 978-2-213-64546-9), p. 15.
5 Cf. site Métagraphies, Le Collège des Écossais, d’Édimbourg à Montpellier en passant par Bombay, l’héritage vivant et symbolique de l’œuvre de toute une vie.
6 Cf. (en) Learning Zone, National Library of Scotland, site web de la Bibliothèque nationale d’Écosse : « How many people think twice about a leaf? Yet the leaf is the chief product and phenomenon of Life: this is a green world, with animals comparatively few and small, and all dependent upon the leaves. »

Le Monde, Carnet. Par Roger-Pol Droit

«Né le 24 avril 1924 à Langres, la patrie de Diderot, dont le rapprochait notamment une curiosité encyclopédique, François Dagognet est mort, à Paris, le 2 octobre. D’origine modeste, il n’avait pas fait d’études secondaires, mais s’est ensuite plus que rattrapé, mettant les bouchées doubles, devenant à la fois agrégé de philosophie en 1949 et docteur en médecine en 1958, avant de poursuivre des études de criminologie, de neuropsychologie et de chimie.

Sa carrière est aussi singulière que sa formation, puisqu’il fut médecin au centre du Prado à Lyon, consultant auprès des prisonniers de la prison Saint-Paul, professeur de philosophie à l’université Lyon-III, puis à la Sorbonne, tout en présidant, de longues années, le jury de l’agrégation de philosophie.

Scruter le réel
Ce qui l’animait était d’abord un formidable appétit de savoirs, d’informations, de découvertes. Mais aussi de compréhension, ce qui le conduisait fréquemment à frayer des voies inédites plutôt qu’à suivre les sentiers balisés.
Élève de Georges Canguilhem, marqué également par la pensée de Gaston Bachelard, François Dagognet a consacré à chacun d’eux un ouvrage. Sa double formation philosophique et scientifique l’a conduit logiquement à des travaux d’épistémologie de la médecine (La Raison et les remèdes, PUF, 1964, rééd. 1984) et de la biologie (Le Catalogue de la vie, PUF, 1984). Il y met l’accent, de manière singulière, sur la fécondité des classements, des listes, des tableaux qui paraissent habituellement dénués d’intérêt. Sans doute est-ce le premier trait à retenir : ce philosophe inventif trouvait de la pensée là où nul ne songe à la dénicher.

Au premier regard, la diversité des thèmes abordés par François Dagognet semble devoir donner le tournis. Au fil d’une bonne cinquantaine de volumes —publiés principalement aux Presses universitaires de France, à la Librairie philosophique J. Vrin, chez Odile Jacob et aux Empêcheurs de penser en rond—, il est question des techniques, de sciences, d’industrie, d’éthique, d’esthétique, de droit, de politique, d’économie et bien sûr de métaphysique… Aucun domaine ne semblait lui être étranger. C’est qu’il revendiquait pour le philosophe un rôle qui n’est pas celui « d’un mineur qui doit forer le sol « , mais plutôt celui « d‘un voyageur qui se soucie de l’ensemble du paysage« . Ce qui exigeait malgré tout une cartographie minutieuse et un arpentage précis que seuls des savoirs exacts permettent —y compris ceux de l’ingénieur, de l’artisan, du fabricant… qu’on oublie trop souvent.

Le fil rouge de ces périples philosophiques demeure en effet une attention extrême aux choses, depuis les objets manufacturés les plus banals jusqu’aux déchets, poussières et rebuts, en passant par les matériaux bruts que l’art contemporain retrouve et fait voir autrement. Dans cette manière très singulière de scruter le réel sous ses aspects infimes, on aurait tort de voir seulement un penchant personnel. C’était au contraire un choix philosophique crucial, comme l’expliquait François Dagognet dans un entretien publié par Le Monde en 1993 :

« Le monde des objets, qui est immense, est finalement plus révélateur de l’esprit que l’esprit lui-même. Pour savoir ce que nous sommes, ce n’est pas forcément en nous qu’il faut regarder. Les philosophes, au cours de l’histoire, sont demeurés trop exclusivement tournés vers la subjectivité, sans comprendre que c’est au contraire dans les choses que l’esprit se donne le mieux à voir. Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet. »

Se disant volontiers « matériologue », François Dagognet soulignait combien pauvre était la matière conçue par les matérialistes. Il définissait la matière comme « des forces qui passent à travers des processus très subtils » et concevait l‘esprit comme « corps métamorphosé, redressé, amplifié, sauvé ». Confiant dans les progrès des sciences, défenseur ardent des techniques, de leurs bienfaits, de leur pouvoir émancipateur, il ne partageait rien des lamentations apocalyptiques dont l’air du temps est désormais saturé. Penseur du corps, du vivant, des matières, des objets, François Dagognet incarnait en fait – ceux qui l’ont connu le savent, ceux qui le lisent également —’allégresse de la pensée.»