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in Le Monde

Dans En quête d’Afrique(s) : Universalisme et pensée décoloniale paru en 2018 et écrit avec Jean-Loup Amselle, vous écrivez que l’Europe s’est construite sur « l’autodéfinition de soi comme naturel ». Elle aurait construit les « autres » en termes de « différences » et de « manques » par rapport à la norme qu’elle représentait. C’est ce que vous appelez l’« universalisme » par différenciation avec l’ « universel » qui se définit, quant à lui, par une visée et un horizon communs. Existe-t-il, dans l’universalisme, un complexe de domination proprement européen ? Résulte-t-il simplement d’un processus historique ou de quelque chose de plus essentiel ? Comment rattacher ce concept aux théories postcoloniales ?

Je ne crois pas que cette posture soit essentiellement européenne. Pour la bonne et simple raison que l’Europe ne s’est pas toujours définie de la manière dont le contexte colonial lui a permis de se redéfinir. L’idée, par exemple, que l’Europe serait par nature le continent de la philosophie, qui serait née d’un « miracle grec » et qui se serait poursuivie jusqu’à l’époque moderne, est une construction relativement récente. C’est le XIXème siècle qui a construit l’Europe comme une exception.

Avant cette date, le discours était différent. Roger Bacon, auteur médiéval, explique par exemple que la philosophie a parcouru plusieurs territoires et plusieurs langues, dont l’arabe. Il :considère d’ailleurs que la philosophie en arabe est plus importante que la philosophie en latin. De la même manière, les philosophes ont toujours considéré qu’ils avaient des choses à apprendre de la Chine. L’idée d’une Europe exceptionnelle qui commande que les autres s’européanisent quand elle-même n’a aucune raison de s’indianiser, de se siniser ou de s’africaniser, est une invention relativement récente, et je crois concomitante au colonialisme. L’Europe coloniale s’est construite comme une exception qui serait tout naturellement porteuse d’universalité et d’universalisme.

Mais, plus tard, les Romantiques prennent par exemple des positions assez étonnantes pour l’époque sur la question du voile ou des particularismes, qu’ils soient orientaux ou régionaux. Certains philosophes européens du XIXème siècle s’inscrivent donc en contradiction avec cette tradition…

Absolument. Le discours critique de l’universalisme qui se donne comme allant de soi est également intra-européen. Il est vrai que les Romantiques vont, par exemple, être plus attentifs aux langues et à leurs différences. Johann Gottfried von Herder développe l’idée selon laquelle les langues portent chacune un génie propre qui les rends équivalentes. Chaque langue humaine serait une perspective relativement unique sur l’humain et sur le monde. Le Romantisme est par définition porteur de cette machine de guerre contre l’universalisme qu’est le relativisme, dont l’objectif est d’apprendre à multiplier les perspectives.

Ma position, pour essayer de la définir, est précisément quelque chose qui se situerait entre un universalisme abstrait, sûr de soi et ne se questionnant pas, et le relativisme — dont je ne veux pas non plus. Je parlerais de « pluralisme ». C’est la raison pour laquelle j’essaye de tenir la position qui consiste à dire qu’il faut partir du pluriel. Ne pas accepter, pour prendre un exemple précis, qu’il y a des langues qui seraient par nature des langues incomplètes et qui ne mériteraient pas le nom de langue. Vous disiez que l’Europe a défini à un moment donné toutes les autres cultures au regard de leurs « manques ». L’exemple le plus évident est celui des langues. On a reproché aux langues africaines de « manquer » de concepts abstraits, de «manquer » de temps futurs — manque qui témoignerait de l’incapacité des Africains à se projeter dans l’avenir —, de surtout « manquer » du verbe « être ». Le verbe « être » a une importance considérable — on peut le comprendre —, car toute l’ontologie est construite sur la grammaire du verbe « être ».

Mais de là à dire que certaines langues « manquent de », cela n’a aucun sens. Aucune langue ne manque de quoi que ce soit. Toutes les langues sont complètes en tant qu’elles sont une expérience humaine du monde. Et donc décider qu’elles sont toutes situées sur une même ligne d’évolution et que si elles ne ressemblent pas aux langues indo-européennes, ça signifie qu’il leur manque ceci ou cela, voilà un modèle très précis d’universalisme. Or, le romantisme, et Herder précisément, remettent justement en question cet évolutionnisme et ce caractère unilinéaire.

Vous avez conçu une « théorie de la traduction » pour éclairer votre conception de l’universel. En quoi s’oppose-t-elle à l’universalisme ?

Maurice Merleau-Ponty et l’article « De Mauss à Claude Lévi-Strauss » qu’il écrit en 1960 dans La Nouvelle Revue Française ont été pour moi une révélation. Le philosophe explique que l’ère de « l’universel de surplomb » est terminée. Il met à mal l’idée qu’une région du monde, l’Europe, se tiendrait à la verticale de l’universel, et que cela lui donnerait ce caractère unique qui légitimerait, par exemple, l’envoi d’anthropologues dans le reste du monde pour connaître les autres. Quand Merleau-Ponty écrit que c’est terminé, il est en train de prendre toute la mesure de l’époque de décolonisation, de l’irruption du pluriel. Les cultures, les nations, les peuples, les langues remettent en question l’Europe comme seule scène de l’histoire universelle.

« L’Amérique a été découverte en 1492 » : il n’y a pas de phrase plus absurde. Merleau-Ponty, en dénonçant «l’universel de surplomb », est le premier me semble-t-il à avoir exprimé de manière aussi claire ce que signifie cette irruption du pluriel. Désormais, plus personne n’est autorisé à décréter « je suis l’universel, ralliez-vous à mon panache blanc ». En revanche, si on ne renonce pas à l’universel, cela veut dire qu’il va falloir le chercher dans cette nouvelle situation de pluralité. Et il va falloir le chercher tous ensemble, comme notre horizon commun. Certaines personnes me demandent : « mais pourquoi, diantre, te faut-il l’universel ? ». La dernière fois que j’ai vu Édouard Glissant, il m’avait invité à donner une conférence à l’Institut du Tout-Monde et avait trouvé que j’étais bien trop impatient d’aller vers l’universel. Cette question : « pourquoi est-ce que c’est l’universel qu’il te faut ? » est la question qu’il m’a posée.

En parlant d’Édouard Glissant, comment distinguez-vous d’ailleurs « l’universel » de son concept de « Tout-Monde » ?

Je crois qu’il y a des choses chez Glissant qui vont dans le sens de ce que je dis. D’un texte à l’autre, les définitions du Tout-Monde sont différentes. Selon le propos qu’il tient, le Tout-Monde ressemble quelque peu à ce que je viens de définir comme horizon commun, notamment quand il dit « j’écris en présence de toutes les langues du monde ». Je suis d’accord avec l’idée selon laquelle, quand j’utilise une langue, j’ai conscience qu’elle est une parmi plusieurs mais que, par ailleurs, les langues du monde, sont autant de perspectives sur l’humain. Toutes éclairent cette condition commune qui est la nôtre. En revanche, les mots que l’on multiplie de nos jours, « pluriversel », « diversel », etc., pour aller contre l’universel, je ne comprends pas bien.

Votre propos peut faire écho à une expérience de pensée formulée par Ali Benmaklouf dans La force des raisons. Il évoque deux explorateurs qui, chacun de leur côté, découvrent une montagne. Le premier, qui explore le versant nord, apprend qu’elle s’appelle « Afla ». Le second, parcourant le versant sud, apprend qu’elle est désignée par le terme « Ateb ». Quand les deux individus se retrouvent ensuite, ils décident de choisir l’un des deux noms pour désigner le mont. Selon le philosophe, cette commodité d’usage n’en est pas moins un renoncement à « la richesse anthropologique, liée à la diversité des expressions et à la diversité des langues  ». Les deux termes désignent en effet des expériences différentes, une vision enneigée du mont d’un côté, rocailleux de l’autre. Est-ce à cet appauvrissement que vous tentez de répondre ?

Oui, et je vais continuer à citer mon fameux texte de Merleau-Ponty. Il affirme que l’universel « horizontal », à rechercher ensemble, est une pure métaphore. En effet, on ne sait pas très bien quelle réalité cet universel recouvre. Mais il ajoute qu’il s’agit d’un processus similaire à celui d’apprendre une langue à partir de la sienne propre. Et c’est de là que me vient le modèle des langues et de la traduction : l’idée qu’avoir une visée commune est similaire à l’apprentissage d’une autre langue. Apprendre une langue nécessite d’avoir bien conscience que la traduction n’est pas une solution miracle qui va aboutir à une transparence réciproque. Dans la traduction elle-même il y a de l’intraduisible, de l’irréductible. On n’arrive jamais à une traduction parfaite qui assurerait que les deux mots utilisés pour désigner le sommet de la montagne recouvrent la même réalité. L’indétermination de la traduction, énoncé par Merleau-Ponty comme phénoménologue, est également développée par le logicien Willard Van Orman Quine dans son article « Deux dogmes de l’empirisme ».

L’intraduisible fait partie de la rencontre, de la traduction. Cet intraduisible sauvegarde l’idée d’opacité développée par Glissant. L’opacité est nécessaire contre la phagocytose. L’opacité met justement à mal la posture qui consiste à dire « je vous envoie mes anthropologues, ils vont non seulement vous comprendre mais vous rendre clairs à vous-même ». Cette opacité ne s’oppose pas à la relation, elle est au contraire condition de la relation. On le voit également dans l’amour. Si vous voulez à tout prix traverser l’esprit et les recoins de la personne aimée, vous détruirez votre couple. C’est une invasion.

C’est également ce que dit Emmanuel Levinas quand il affirme la nécessité de libérer un espace à autrui…

Exactement. Vous construisez votre relation à partir de l’espace d’autrui, de l’opacité de l’autre, de l’intraduisibilité de l’autre aussi. Voilà, au fond, à quoi me sert ce modèle de la traduction. « De Mauss à Claude Lévi-Strauss » a été important pour moi car il m’a permis de prendre la mesure de ce qu’est l’universel. Je lis actuellement Plaidoyer pour l’universel de mon ami Francis Wolff. Il reprend une critique renouvelée qui consiste à affirmer qu’il y avait de l’universel et que les postcoloniaux l’ont mis à mal en introduisant du relativisme. Le risque serait d’arriver à un point où l’on ne va plus communiquer, où chacun va affirmer son identité, étroitement définie. Étant un homme noir d’1m80, j’aurais une expérience que vous ne comprendriez jamais.

Mais pourquoi considérer qu’il y avait de l’universel sans problème et que ce seraient les postcoloniaux qui auraient introduit une pluralité ? Ma position consiste à dire qu’au contraire, c’est maintenant que tout le monde est assis autour d’une même table dans l’équivalence totale que la question de l’universel se pose. L’idée que l’universel était acquis, qu’il aurait été agressé et qu’il faudrait maintenant le défendre est totalement folle. Je dirais personnellement, dans une formule un peu provocatrice : « il n’y a jamais encore eu d’universel, c’est le moment de l’inventer ».

Dans son livre Morale minimale, morale maximale, le philosophe américain Michael Walzer tente de trouver l’articulation de l’universel et du particulier. Il se sert notamment d’une photo de manifestants à Prague qui réclament la vérité et la justice. Il écrit alors : « En voyant cette image, j’ai su immédiatement quel sens donner à ces pancartes — et tous les autres spectateurs avec moi. Mieux encore : j’ai reconnu et accepté les valeurs que défendaient ces manifestants – et tous (ou presque) avec moi (…) Ces manifestants avaient en partage une culture qui m’était profondément étrangère ; ils réagissaient à une expérience inconnue de moi. Et pourtant, j’aurais pu défiler parmi eux sans éprouver la moindre gêne. J’aurais pu brandir les mêmes pancartes ». Est-ce que cette affirmation fait écho à la pluralité dans l’universel que vous préconisez, réussir à articuler irréductibilité de l’expérience et horizon commun ?

Absolument. Je viens par exemple de parler de Francis Wolff avec qui je suis profondément d’accord quand il affirme que, quand vous luttez parfois au nom d’une certaine identité, c’est en réalité au nom de l’humain en général que vous luttez. Un exemple : l’apartheid. Nelson Mandela ne s’est pas battu contre l’apartheid pour le remplacer par l’apartheid des vainqueurs — donc le sien —, mais pour y mettre fin. Il propose, à cette fin, le concept d’« ubuntu ». La meilleure traduction possible est « faire humanité ensemble ». Faisons humanité ensemble, créons une nation arc-en-ciel qui nous permet de sortir de la logique de tribus.

Autrement dit il ne faut pas qu’il y ait une victoire d’une tribu sur l’autre, il ne faut pas non plus chercher à élargir la tribu, il faut sortir à pieds joints hors de la tribu vers cette humanité commune. Et comprendre que cette humanité commune n’est pas donnée, elle est une tâche. « Ubuntu » signifie que l’humain se crée, l’humain est une tâche vers laquelle aller dans la réciprocité. C’est pour cela que l’ubuntu est mon autre modèle d’horizon commun. Il renvoie à l’idée que les expériences humaines sont partageables, que nous ne sommes pas enfermés dans des expériences considérées comme incommunicables. Si nous les considérons comme incommunicables, on crée une juxtaposition d’identités dont on ne sort pas.

Que pensez-vous de la critique de l’universalisme telle qu’elle est formulée par Lévi-Strauss (1) et de sa réappropriation par les populismes de droite, qui affirment que leur rejet des autres cultures n’est pas un mépris mais une célébration de leurs différences ?

Cette réappropriation est effectivement emblématique d’une très contemporaine de conservatisme. Alain De Benoist avait écrit un livre intitulé Europe, Tiers-monde, même combat. Il affirmait que le combat du « Tiers-monde » d’exiger la reconnaissance de son identité était le combat de l’Europe également. En gros, chacun reste chez soi. Il suffit de gratter un peu pour faire surgir toutes ces doctrines du grand remplacement. Si on ne sait pas qui est Lévi-Strauss et si on lit ce passage sorti de ce contexte, on peut considérer qu’il est une bonne illustration de l’idée qu’il faut protéger les cultures les unes des autres.

C’était également l’idée de l’apartheid. Prenons son sens premier : il s’agit simplement d’un développement séparé. L’apartheid disait « les cultures humaines sont ainsi faites qu’elles sont comme les plantes, elles doivent avoir leurs propres terres, ce qui est bon pour l’une n’est pas bon pour l’autre ». Ce que dit Lévi-Strauss sur la créativité artistique justement — qu’elle suppose précisément cette forme d’authenticité qu’on défend contre la phagocytose — peut parfaitement aller dans cette direction-là.

Je considère pour ma part que le discours sur le pluriel est ineffaçable. Le pluralisme est à la fois la défense du pluriel et la visée de l’horizon commun. Prétendre qu’une culture perd par son hybridation est absurde. C’est tout l’eugénisme habituel dont on sait ce que l’extrême-droite en a fait : la peur du métis.

La peur du phénomène de créolisation, pour revenir à Glissant…

La peur de la créolisation, en effet. Mais la créolisation se situe également dans l’art, dans la langue, etc. Dans le cas que j’expose, il s’agit d’une peur encore plus primaire : une peur biologique. Cette peur biologique a toujours nourri les racismes les plus fermés. Le grand schéma raciste était la peur de l’homme noir avec la femme blanche. Il s’agissait de l’horreur absolue, d’une image insoutenable pour les racistes, punie de lynchage ! Parce que précisément cela portait sur le biologique.

À l’instar des craintes du grand remplacement. C’est pour cette raison que je ne suis pas relativiste. Pas simplement parce qu’il se trouve qu’esthétiquement je préfère parler de pluralisme, mais parce que le relativisme porte en lui ces dangers-là : l’insularité des civilisations et l’incapacité de traverser les frontières. Quand j’affirme que « l’intraduisible fait partie de la traduction », je place la traduction en premier. Je trouve que la traduction est créatrice. Et si j’insiste sur l’intraduisible, je fragmente l’humanité en tribus. Évidemment, dans ce cas-là, on n’en sort jamais.

À propos de l’unité dans le pluralisme, vous écrivez que « s’il faut dire l’Afrique au singulier, ce n’est pas par ignorance de la pluralité constitutive du continent (…) mais c’est qu’il s’agit de nommer une idée, un projet, un telos. (…) Parler d’Afrique au singulier n’est pas une marque d’un essentialisme mais d’un désir d’Afrique », « Désirer l’Afrique, c’est vouloir faire de l’unité dans le pluralisme  ». Et vous ajoutez : « à l’instar de parler d’un projet européen qui inclut tous les pays européens dans leur diversité  ». Comment le singulier ne peut-il être en même temps la négation d’une diversité ? Est-il juste de parler d’une Europe ? N’est-ce pas ce que l’on reproche d’ailleurs à Edward Said, entre autres, cette idée d’un Occident et d’un Orient, définis par leur opposition ?

Oui, et là aussi il faut faire attention. Said a raison de dire qu’il faut éviter de parler de grandes entités : l’Europe, l’Occident, etc. Pourtant, il tombe dedans d’une certaine manière quand il parle de l’Occident. Quand il parle d’orientalisme, il reproche à l’Occident d’unifier l’Orient. Le problème est que ce faisant, il unifie aussi l’Occident. Et donc quand je parle de telos, c’est l’idée d’un telos politique. Je considère que le panafricanisme est un projet. Le panafricanisme doit précisément être une manière de créer une unité africaine qui se situe dans le pluralisme. Vous avez des panafricanistes « extrêmes », qui affirment qu’on ne pourra parler de communauté à l’unique condition d’une langue commune. Je suis personnellement plus proche de Ngugi Wa Thiong’o qui affirme que le « re-membering of Africa » — en jouant en anglais sur les mots « souvenir » et « remembrement » — se fera dans le pluriel, à l’image de la reconstitution de l’unité première de la déesse Osiris. Que toutes les langues africaines redeviennent des langues de sens et de création est pour lui la meilleure manière d’atteindre cette finalité de reconstitution d’une unité africaine.

L’Afrique doit-t-elle tirer des leçons du projet européen ? Comment les Africains peuvent-ils concrètement agir pour que ce désir d’Afrique aboutisse à la création d’une Afrique, étant donné qu’on a vu en Europe les impasses d’une logique de construction fondée sur les questions économiques mais pourvue d’une faible assise politique ?

Je crois que l’Afrique a des leçons à apprendre de l’Europe : des positives à imiter mais également des négatives à éviter. La première chose est que ce panafricanisme ne pouvait au fond se penser réellement qu’aujourd’hui, à une époque où l’Afrique n’est plus ce continent oublié des droits de l’Homme et de la démocratie. Parce que je crois que cette unité dans le pluralisme n’est concevable que dans les démocraties.

La deuxième chose est qu’il y a une forme de prudence dans la constitution du panafricanisme. Quand l’Union africaine dit qu’il faut considérer en priorité cinq régions africaines à intégrer, il y a derrière une logique intéressante et importante. J’ai le sentiment que parler ou créer un Ouest africain a une certaine cohérence historique. Les grands empires africains correspondent grosso modo à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) aujourd’hui.

Cela ne suffit pas, évidemment. Contrairement à mes amis un peu idéalistes et fédéralistes qui défendent la création d’une unité africaine, affirmant que les peuples le veulent mais que les politiques l’empêchent, je considère que l’unité des peuples n’est pas si évidente. On a des exemples de peuples prêts à se trucider. Mais ces ensembles régionaux, que l’on doit considérer comme ouverts, ont leur cohérence. Cette manière d’y aller par cercles concentriques me semble intéressante. Je suis très attentif au fait que le Maroc ait par exemple décidé de rejoindre l’Afrique de l’Ouest. Cela fait sens historiquement. Après tout, l’histoire du Maroc est profondément liée, pour le meilleur et pour le pire, à l’Empire songhaï. Donc l’Ouest africain est aussi, d’une certaine façon, le Maroc.

Quand le Maroc décide aujourd’hui d’entamer cette démarche, c’est au nom d’une certaine cohérence économique qui fait, par exemple, que son tête-à-tête avec l’Algérie est totalement improductif et va probablement le rester pour quelque temps. Je défends donc la création d’ensembles cohérents mais ouverts, avec une démarche qui soit flexible. Cela me semble être la meilleure façon de mettre en œuvre le panafricanisme. Et à ce moment-là, tirer des leçons des avancées mais aussi des échecs de l’Europe.

Vous accordez donc une place particulière à la question de la démocratie dans votre panafricanisme, alors même qu’on a souvent fait le reproche aux thuriféraires de la démocratie d’avoir une volonté universalisante…

Oui, mais de ce point-de-vue là je crois en une espèce de dénominateur commun de la démocratie. Je ne pense pas que la démocratie soit de l’universalisme européen. Je suis de ceux qui pensent que les peuples ont tous faim de démocratie.

Sur la question des difficultés auxquelles l’Europe fait aujourd’hui face, on peut citer la montée des ethno-nationalismes. Vous affirmez, à ce propos, qu’on assiste à une « tribalisation mondiale qui voit se substituer aux luttes de classes les guerres culturelles des ethno-nationalistes ». Pour lutter contre ces mouvements ethno-nationalistes, vous écrivez que « nous avons aujourd’hui besoin d’une politique de l’humanité ». Par qui et comment doit être menée cette politique de l’humanité ? Ne risque-t-on de ne pas se voir substituer une nouvelle tutelle accusée d’être « universalisante » ?

L’expression « politique de l’humanité » a été utilisée par Barack Obama venu en Afrique du Sud à l’occasion de ce qui aurait été le centième anniversaire de la naissance de Nelson Mandela. C’est aussi l’idée que défendait Henri Bergson, pour revenir à la philosophie : que nos politiques doivent être dictées par un principe régulateur qu’est l’humanité. Les tribus sont données, immédiates. Il ne faut bien évidemment pas nier la force du tribalisme.

Quand Jean-Marie Le Pen disait préférer ses filles à ses nièces, ses nièces à ses cousines, etc., d’une certaine manière c’est une évidence. Les philosophes communautariens défendent cette idée également. Je vois ma tribu qui est concrète, m’entoure, partage la même langue, la même religion. Mais je ne vois pas très bien ce qu’est l’humanité. Il y a deux sources pour éclairer l’idée de l’humanité : la philosophie — la raison philosophique nous parle d’une humanité — et la religion. Bergson disait toujours préférer sur ce plan les religions qui, selon lui, jouent sur l’émotion. Quand le Christ affirme que votre « prochain » doit être considéré même s’il n’est pas forcément votre « proche », cette parole est performative et l’humanité qui était un concept abstrait devient relativement concrète.

Maintenant, quel est le mécanisme qui permet d’en faire une politique — car ce que je dis est généreux, éthique mais il faut aussi pouvoir le mettre en pratique ? Il s’agit du multilatéralisme. La seule manière de faire une politique de l’humanité est de renforcer le multilatéralisme et cet instrument décrié que sont les Nations Unies. Je crois qu’il faut renouer avec l’idéalisme des Nations Unies et des institutions multilatérales. Si l’on veut être concrets et ne pas simplement survoler philosophiquement la question, la traduction institutionnelle d’une politique de l’humanité est le multilatéralisme.

En même temps, le multilatéralisme est aussi beaucoup critiqué. Comment faire face à ce rejet des institutions multilatérales qui semble s’étendre avec la montée des populismes ?

À mon avis, Jair Bolsonaro, par exemple, est totalement anti-multilatéraliste sur le sujet de l’Amazonie, et c’est cohérent avec le fait qu’il soit un ethno-nationaliste et un tribaliste. Nous ne pouvons plus ignorer que l’Amazonie est, selon l’image consacrée, un des poumons du monde. Cela signifie que chacun a personnellement une forme de droit sur l’Amazonie, ou sur la forêt congolaise. Parce que ma maison en tant qu’être humain respire avec l’Amazonie. Mais qui peut nous faire légitimement considérer que l’Amazonie est un bien commun et opposer à Bolsonaro une critique qu’il ne puisse dénoncer comme étant « un discours colonialiste du président Macron » ? La communauté internationale, si cette notion existe. La communauté internationale est la représentation de l’idée d’humanité. C’est l’humanité en tant que telle qui habite la terre et qui a la responsabilité de faire que la terre reste habitable.

Partant de là, l’État, la structure étatique même est un problème… Car les personnes comme Jair Bolsonaro s’opposent non seulement aux notions d’humanité et de communauté internationale, mais également aux tribus amazoniennes, à l’échelon réduit. Le Président brésilien ne porte pas la voix des tribus dans le cas amazonien. L’État devient donc un mauvais relais entre le très particulier et la communauté internationale. Est-il, dès lors, l’échelle réellement pertinente pour la construction d’une humanité ?

C’est pour cela que les décisions se prennent à des niveaux multiples. Les grandes questions planétaires comme l’environnement doivent conduire à un renforcement de la communauté dite internationale. Je répète qu’il s’agit du seul moyen d’avoir la légitimité consistant à dire à Bolsonaro « nous avons un droit de regard sur votre forêt amazonienne et nous ne sommes ni le Président Macron, ni la France, mais la communauté internationale, les Nations Unies » — même s’il n’est évidemment pas question de supprimer la souveraineté de l’État brésilien d’un trait de plume sur ces questions environnementales.

La signification et le rôle des tribus va changer selon la stratégie mise en place et le jeu des acteurs. Dans ce cadre précis, les tribus sont du côté du multilatéralisme. Elles refusent à l’État brésilien le droit de transformer toute la nature en ressource économique et d’abattre des arbres ou de brûler des terres. Leur relation à la nature se répercute à un niveau international, au-delà de la nation brésilienne.

La restitution des biens culturels africains à l’Afrique fait-elle partie de cette « politique de l’humanité » que vous préconisez ?

Je dirais que cette politique de l’humanité appelle effectivement à la restitution des objets d’art africains. On ne fait pas suffisamment attention au sous-titre du rapport écrit par Felwine Sarr et Bénedicte Savoy [rapport remis au Président de la République le 23 novembre 2018, ndlr.] et qui s’intitule « Restituer le Patrimoine africain : vers une nouvelle éthique relationnelle ». Ce qui est visé dans la restitution de ces objets est leur capacité à créer de la relation, de la réciprocité. Les auteurs citent en particulier le mandat du président sénégalais de l’UNESCO de 1974 à 1987, Amadou-Mahtar M’Bow, dont un des combats a été celui de la restitution. Il prononce un discours magnifique en 1978 où il affirme que les objets qui ont circulé ont fait pousser des racines dans leur lieu d’accueil, ils ont créé de la « signification ».

Le fait que certains de ces objets se soient trouvés au Musée d’ethnographie du Trocadéro, pour prendre un exemple français, explique en grande partie leur influence sur Pablo Picasso, Georges Braque et d’autres peintres modernes. Il ne s’agit donc pas de se couper de ces significations et de considérer que ces objets qui sont partis vont revenir « à la maison » inchangés. Ces objets ont créé du lien et il faut penser ce lien. Je crois que le meilleur endroit pour cela est l’UNESCO.

Les objets d’art dont la question de la restitution se pose ont parfois été créés par des communautés qui sont à cheval sur plusieurs frontières nationales. Le rapport Savoy-Sarr préconise que les procédures de restitution soient « engagées dans une relation d’État à État. (…) Les biens de l’État seraient donc rendus à l’État demandeur, à charge pour celui-ci, après négociation, de rendre l’objet à sa communauté ou propriétaire initial ». Que répondez-vous à ceux qui soutiennent que pour être éthiquement fondées, les restitutions doivent d’abord poser la question de l’interlocuteur légitime (tribus, communautés, etc.) ?

C’est effectivement un reproche qui leur a été fait. Mais je crois qu’il s’agit d’un mauvais procès. C’est l’État français qui a déclenché cette question de la restitution. Emmanuel Macron parle, en tant que président de la République, au nom de l’État français. Les relations qu’il s’agit d’activer sur cette question sont les relations entre nations. L’idée selon laquelle ces objets auraient été pris non pas à l’État du Sénégal mais disons à la tribu Diola — pour prendre un exemple au hasard — est inextricable. Si ces objets ont été pris à la tribu Diola, il faudrait les rendre à la tribu Diola. Mais la tribu Diola est-elle toujours la tribu Diola ? Est-ce qu’entre temps, cette tribu qui avait créé ces objets pour son culte religieux ne s’est pas convertie en partie au christianisme, mais surtout à l’islam ? Et d’ailleurs, l’islam n’est-elle pas une religion iconoclaste qui déteste ces objets qui ressemblent à des fétiches qu’il faut détruire ?

Ma réponse est de dire « qui êtes-vous, directeurs de musée, pour sous-peser la question de savoir s’il faut rendre ces objets à l’État sénégalais ? ». Voilà une attitude proprement colonialiste. Un fonctionnaire de l’État français se met à juger un État indépendant et souverain, en se demandant s’il convient de lui donner des objets, ou pas. C’est la raison pour laquelle je prône le multilatéralisme. Qu’il ne faille pas rendre ces objets à Paul Biya, président de la République du Cameroun, dans l’état actuel des choses, je suis le premier d’accord. Premièrement, parce que c’est un tyran. Deuxièmement, parce que je peux imaginer un tel état tyrannique se servir de ce genre de revendications à des fins totalement nationalistes. On peut même imaginer que ça soit une manière de renforcer une tribu contre d’autres tribus, etc. Donc bien évidemment que la restitution à certains États peut être sujette à réserves. Simplement personne d’autre que l’Unesco n’a le droit d’en juger. Se positionner sur ces questions doit être du ressort de la communauté internationale.

Une fois que la décision de restituer a été prise, plusieurs options se présentent au Président sénégalais. Soit ces objets ont été déterritorialisés en quelque sorte et ont acquis une signification nouvelle, il décide alors de les placer dans un musée national. Soit les conditions sont réunies pour une forme de reterritorialisation. Savoy et Sarr laissent la porte ouverte à ces possibilités. Il y a des endroits en Afrique où des groupes culturels souhaitent « recharger » des objets restitués. C’est la métaphore utilisée dans le rapport. Ces groupes culturels souhaitent recharger les objets spirituellement, leur rendre leur signification et ils pourront, dès lors, reprendre une place à l’intérieur d’une sorte d’économie spirituelle ou religieuse. Dans ces cas-là, l’État peut décider de faire des musées communautaires. Il y en a par exemple dans le sud du Sénégal, au Cameroun, etc. Les chefferies traditionnelles émettent le désir de récupérer des objets et c’est à l’État souverain d’en décider.

Pourtant, décider de ne pas rendre des objets à un « tyran » suppose un jugement normatif souvent contesté, et présente le risque de ne pas respecter les souverainetés. Certains chefs d’États ne reconnaissent par exemple pas la légitimité de l’UNESCO ou de la communauté internationale. Que faire si un État souverain, qui souhaite que certains objets lui soient restitués, refuse la position de l’UNESCO ?

Ce sont des difficultés effectives dont j’ai conscience. Je souhaite simplement que cette discussion difficile sur la restitution ait pour cadre l’UNESCO et non le bureau d’un fonctionnaire.

Un autre point problématique concerne le statut de l’objet. Les objets d’art non-occidentaux avaient souvent une fonction rituelle avant d’être artistique. Et alors qu’ils sont devenus des objets d’art par le prisme d’une vision française, ils sont restitués sous cette dénomination à des propriétaires qui les considéraient autrement. Revient-il dès lors aussi aux États africains de se prononcer sur la nature de l’objet quand il est récupéré ?

Sur ce plan, il y a deux philosophies. Je considère que l’art commence quand les dieux sont partis des objets. Je considère que ces objets ont acquis des significations nouvelles et l’idée même qu’ils redeviennent des objets rituels me semble purement artificielle. Je crois qu’aujourd’hui ces objets parlent le langage de leur forme plastique. Ils sont, par la force des choses, devenus ces formes plastiques. Pour dire tout le bien que je pense du Musée du quai Branly, je fais partie de ceux qui ont trouvé que c’était une bonne chose de sortir de l’ethnologisme quand ces objets étaient au Musée de l’Homme.

Ces objets parlent d’eux-mêmes et une présentation minimale sur leur origine et non sur leur fonction — que c’étaient, par exemple, des masques portés pendant les saisons des pluies — suffit. Ils parlent le langage des formes. Laissons ce langage des formes parler au spectateur. Cela dit, je conçois très bien que j’exprime un point de vue rationaliste et philosophique. J’admets que c’est probablement parce que ces objets n’ont plus aucune signification religieuse pour moi, bien au contraire, que j’accepte plus facilement qu’ils ne soient que le langage de leur propre forme et de leur beauté plastique. Peut-être que quelqu’un qui serait resté proche des religions en question penserait qu’il y a encore une dynamique ou une force de l’œuvre. Je laisse cette question ouverte…

En pratique, ces objets perdent généralement cette force spirituelle après les rituels pour lesquels ils sont créés, de l’aveu même de leurs auteurs…

Oui, vous avez des gens qui considèrent que leur création était cyclique. Ces objets avaient un temps de vie qu’ils n’ont plus. Ils étaient donc voués à être jetés ou recyclés d’une manière ou d’une autre. S’ils nous intéressent maintenant, c’est simplement par le langage de leur forme.

Une fois le caractère artistique admis, n’existe-t-il pas une manière de contourner ces enjeux de la restitution en insistant sur la question du telos de l’œuvre et du spectateur ? Pensons à la polémique récurrente autour de la demande, formulée par les grecs auprès du British Museum, d’un retour des frises du Parthénon au musée d’Athènes construit pour l’occasion à côté de l’Acropole. Certains philosophes s’étaient exprimés pour déplacer le débat de la question de l’appartenance à celle de la finalité de l’œuvre, à savoir celle d’être vue dans les conditions les plus conformes au souhait de l’artiste. À ce titre, Athènes apparaissait comme l’endroit idéal pour en apprécier la qualité, notamment du point de vue de la lumière. Que pensez-vous de ce type de raisonnement, séduisant d’un point de vue philosophique mais complexe à mettre en pratique ?

C’est là, à mon avis, que la discussion sur la circulation devient importante. Restitution va avec circulation. Les interlocuteurs de Sarr et de Savoy ont essayé de se servir de la circulation en affirmant que ces objets n’étaient pas voués à être restitués mais plutôt à circuler. Il valait donc mieux trouver le moyen de les faire circuler. Sauf qu’il y a un titre de propriété nécessaire à la circulation des œuvres. Nous sommes dans un monde où les choses ont des propriétaires, où la propriété intellectuelle a un sens. « Qui prête à qui ? » est une question légale à laquelle il faut répondre.

En revanche, il faut effectivement faire en sorte que ces objets circulent. Je crois que ces fresques, une fois les questions de propriété légale réglées, offriront deux visages et donc deux significations possibles. Un visage à l’intérieur du British Museum qui saura comment les disposer pour obtenir un certain effet et une certaine conversation de ces fresques avec les autres objets environnants. Et il y a aussi la signification dont se chargent ces fresques si on les met en Grèce sous les lumières originelles méditerranéennes. Mais c’est indépendant, me semble-t-il, de la question de la restitution. C’est lié par contre à la question de l’éthique relationnelle, qui fait que nous pouvons imaginer des musées mondiaux, universels de ce point de vue. Le Metropolitan Museum of Art (Met) de New-York va organiser à partir de janvier, une exposition sur l’Art africain. Le Sénégal lui a prêté trois pièces magnifiques : un mégalithe, un petit bouclier en or, et une pierre préhistorique légèrement creusée qui ressemble à une vierge.

Voilà de la belle circulation. C’est le début d’une éthique relationnelle entre le Met et Dakar. Simplement, il est clair que ces objets appartiennent à Dakar. Vous ne pouvez vous-même entrer dans ce circuit du prêt et de la circulation que si vous êtes propriétaire de quelque chose. Un des aspects du rapport était de dire que l’Afrique a été tellement dépourvue, qu’on peut estimer que 95 % des biens sont à l’extérieur. C’est énorme. Ces taux sont sujets à discussion. Mais même si ce n’est pas exact et qu’il s’agit de 80 %, cela reste énorme. Cela signifie que pour qu’un continent autant dépossédé puisse entrer dans cette éthique relationnelle, il faut que des objets lui soient restitués. Cela a d’ailleurs commencé. Faire circuler est important.

S’il y a bien un marché qui subit des trafics en tout genre de particulier à particulier, c’est le marché de l’art non-occidental (africain, précolombien, etc.). De ce point de vue, des pièces parfois plus belles que celles acquises par les musées sont détenues par des particuliers. Comment travailler sur cette question ?

C’est pour cela que l’effet de ce rapport ne va pas simplement être de restituer. Le plus important est que l’idée de provenance entre dans les mentalités des opinions publiques. À Londres, une vente aux enchères a par exemple été empêchée par la société civile car une pièce mise en vente était litigieuse. À la différence des années 70 où l’on parlait déjà de restitution, il s’agit aujourd’hui d’une préoccupation publique. Les détenteurs d’objets doivent prouver que leur provenance est légale et légitime. Car l’espace colonial était également un espace de transaction. Il est faux de dire que tout a été pris par violence. Des objets ont été achetés, vendus, échangés. Il est important de le dire. Ces questions de provenance et de légitimité vont dorénavant être plus souvent posées et j’espère que le marché sera mieux régulé du fait de cette atmosphère nouvelle installée.

Sources

(1). Dans Le Regard éloigné, en 1983, il fait part de son scepticisme face à « La fusion progressive de populations jusqu’alors séparées par la distance géographique, ainsi que par des barrières linguistiques et culturelles, [marquant] la fin d’un monde qui fut celui des hommes pendant des centaines de millénaires, quand ils vivaient en petits groupes durablement séparés les uns des autres et qui évoluaient chacun de façon différente, tant sur le plan biologique que sur le plan culturel ». Il parle ensuite de la mondialisation comme un « mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins certains d’être capables d’en produire d’aussi évidentes  ». Pour l’anthropologue, « toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent ». « On doit reconnaître », conclut Lévi-Strauss, « que cette diversité [du monde] résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi : elles ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais pour ne pas périr, il faut que persiste entre elles une certaine imperméabilité »

Envoi
« Le poète ressemble au sismographe que tout tremblement fait vibrer, même s’il se produit à des milliers de lieues. Ce n’est pas qu’il pense sans cesse à toutes les choses du monde. Mais elles pensent à lui. Elles sont en lui, aussi le gouvernent-elles. Même ses heures mornes, ses dépressions, ses moments de confusion sont des états impersonnels. Ils ressemblent aux palpitations du sismographe et un regard qui serait assez profond pourrait y lire des choses plus mystérieuses que dans ses poèmes. » Hofmannstahl. 1907

Le Mnémosyne d’Aby Warburg

« De ce passage de la conférence de l’écrivain viennois, [dit Philippe-Alain Michaud*], Warburg semble avoir retenu deux points: la ‘déspécification’ des discours (‘cette séparation rigoureuse entre le poète et le non-poète ne m’apparaît pas possible’, écrit Hofmannstahl) qui permet de requalifier le discours de l’historien ou du philosophe comme une forme d’expression poétique; et une critique implicite de la philosophie du sujet […] »

Et encore la parole d’Hofmannstahl comme à l’adresse explicite de Mnémosyne.http://www.mediaartnet.org/works/mnemosyne/images/7/
« Étrangement, [le poète] habite dans la demeure du temps, sous l’escalier, lá où tous passent devant lui sans que personne n’y prête attention. […] C’est là qu’il demeure et il entend et voit sa femme et ses enfants monter et descendre l’escalier, parlant de lui comme d’un disparu, peut-être même d’un mort et pleurant sa mort. Mais à lui, il est imposé de ne pas se laisser reconnaître et il demeure sans être reconnu sous l’escalier de sa propre maison. »
Et encore:
Le poète ne saurait en effet passer devant aucune chose, si peu d’apparence qu’elle ait. Qu’il existe dans le monde une chose comme la morphine, et qu’il ait existé une fois une chose comme Athènes, Rome ou Carthage, et des marchés d’hommes, l’existence des rayons ultraviolets et les squelettes des animaux antédiluviens, cette poignée de faits et des myriades de faits semblables appartenant à tous les ordres de choses, sont toujours présents pour lui de quelque façon, sont quelque part dans l’obscurité à attendre et il lui faut compter avec eux . »

*Philippe-Alain Michaud. Sketches. Histoire de l’art, cinéma. Kargo et l’éclat. 2006. Pp. 20-21. Le texte de la conférence « Le poète et l’époque présente » figure dans Hugo von Hofmannstahl, Lettre de Lord Chandos et autres textes, Gallimard, 1992.

Aby Warburg. Introduction à Mnémosyne
«Introduire consciemment une distance entre soi-même et le monde extérieur, c’est ce que l’on peut sans doute désigner comme l’acte fondateur de la civilisation humaine; si l’espace ainsi ouvert devient le substrat d’une création artistique, alors les conditions sont réunies pour que cette conscience d’une distance devienne une fonction sociale permanente qui, rythmée par le va-et-vient pendulaire entre matière et Sophrosyne, dessine ce mouvement cyclique entre une cosmologie de l’image et une cosmologie du signe dont la capacité ou l’impuissance à orienter l’esprit ne signifie rien de moins que le destin de la culture humaine. L’artiste, balançant ainsi entre une conception religieuse et une conception mathématique du monde, trouve alors un secours singulier dans la mémoire, tant collective qu’individuelle : non pas qu’elle lui ouvre purement et simplement un espace de pensée, mais elle renforce aux pôles opposés du comportement psychique la tendance à la quiétude contemplative ou à la fureur orgiaque. L’inaliénable patrimoine héréditaire se trouve mobilisé sur le mode mnémonique, non pas cependant comme une force essentiellement protectrice : la violence déchaînée des passions et des terreurs du croyant bouleversé par l’expérience du mystère religieux se répercute dans l’œuvre d’art et en marque le style, de même que, de son côté, la science comptabilisante conserve et transmet la structure rythmique dans laquelle les monstres de l’imagination deviennent des maîtres de vie et des architectes de l’avenir. Pour éclairer les phases critiques de ce processus, il y aurait encore beaucoup à tirer de la connaissance de la fonction polaire qui fait osciller la création artistique entre l’imagination et la raison; on n’a pas pleinement exploité, en particulier, l’immense matériau documentaire qu’offrent à cet égard les images formées par l’homme. Entre l’action imaginaire et la contemplation conceptuelle prend place cette exploration tâtonnante de l’objet, suivie de sa réflexion plastique ou picturale, qu’on appelle l’acte artistique. Cette dualité d’une fonction qu’on peut décrire comme anti-chaotique – parce que la forme distingue et expose la réalité individuelle dans toute la netteté de ses contours – et de la fureur que la vue de l’idole créée et son culte suscitent dans le spectateur, cette dualité résulte de ces embarras de l’esprit qui devraient constituer l’objet véritable d’une science de la culture orientée vers l’histoire psychologique illustrée de l’espace qui sépare l’impulsion de l’action. Le processus de démonisation du vieux fonds héréditaire d’engrammes phobiques intègre dans sa langue gestuelle tout l’éventail des émotions humaines, depuis la prostration méditative jusqu’au cannibalisme sanguinaire, conférant même aux manifestations les plus ordinaires de la motricité humaine – la lutte, la marche, la course, la danse, la préhension – cette marge inquiétante que l’homme cultivé de la Renaissance, élevé sous la férule de l’Eglise médiévale, considérait comme une région interdite, où seuls peuvent évoluer les esprits impies livrés sans retenue à leur élan naturel.

L’Atlas de « Mnémosyne », avec son matériel iconographique, veut illustrer ce processus que l’on pourrait décrire comme une tentative pour assimiler, à travers la représentation du mouvement vivant, un fonds de valeurs expressives préformées. « Mnémosyne », comme le révèlent les reproductions du présent Atlas, ne veut d’abord être qu’un inventaire des formes reçues de l’Antiquité qui ont marqué le style des œuvres de la Renaissance dans leur manière de représenter le mouvement vivant.

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La bibliothèque Warburg, en ellipse, à Hambourg, Denkraum, (espace de pensée) et le Denkbild (image de pensée): l’Atlas Mnémosyne, feuillets d’album d’images disposées devant les livres.

Cette approche comparative devrait – particulièrement en l’absence de travaux préalables qui eussent rassemblé et systématisé les matériaux – se limiter à l’analyse de l’œuvre de quelques grands types d’artistes, et chercher en revanche à comprendre, par une réflexion socio- psychologique plus approfondie, la fonction significative que remplissent dans la technique spirituelle ces valeurs expressives conservées par la mémoire.
Dès 1905, l’auteur avait été conforté dans ses tentatives par la lecture du texte d’Osthoff sur la fonction supplétive dans la langue indo-germanique; il y était démontré, en résumé, que certains adjectifs ou certains verbes peuvent, dans leurs formes comparatives ou conjuguées, subir un changement de radical, sans que l’idée de l’identité énergétique de la qualité ou de l’action exprimées en souffrît; au contraire, bien que l’identité formelle du vocable de base eût de fait disparu, l’introduction de l’élément étranger ne faisait qu’intensifier la signification primitive.
On retrouve mutatis mutandis, un processus analogue dans le domaine de la langue gestuelle qui structure les œuvres d’art, quand on voit par exemple une Ménade grecque apparaître sous les traits de la Salomé dansante de la Bible, ou quand Ghirlandaio, pour représenter une servante apportant son panier de fruits, emprunte très délibérément le geste d’une Victoire figurée sur un arc de triomphe romain.
C’est dans la région des transes orgiaques collectives qu’il faut rechercher la frappe qui a imprimé dans la mémoire les formes expressives des émotions les plus profondes, pour autant qu’elles peuvent se traduire gestuellement, avec une intensité telles que ces engrammes d’une expérience passionnée survivent comme un patrimoine héréditaire gravé dans la mémoire, et déterminent exemplairement les contours que retrouve la main de l’artiste, quand les valeurs suprêmes du langage gestuel cherchent à prendre forme et à paraître au grand jour par la voie de la création artistique.»

«Échantillonner le chaos. Aby Warburg et l’atlas photographique de la Grande Guerre»:
http://etudesphotographiques.revues.org/index3173.html

Extraits
«Or il était déjà question, dans ces analyses, de tout ce qui faisait, parallèlement, le cœur de la problématique warburgienne: à savoir une «psychologie historique» capable de discerner la raison (Warburg eût dit: les astra) des «pouvoirs de l’imagination» (les monstra) en temps de guerre, jusqu’à cette «mémoire collective» dont Marc Bloch évoquait le concept, non pas à partir de Warburg qu’il ignorait sans doute, mais de son compatriote et ami Maurice Halbwachs. Le parallélisme des attitudes de Marc Bloch et d’Aby Warburg face à la guerre a déjà fait l’objet d’une analyse serrée de la part d’Ulrich Raulff. Elle mériterait, un jour, d’être prolongée sur le terrain plus fondamental de la méthode, par exemple sur la question du comparatisme culturel et sur la teneur historique des images dont Marc Bloch partageait l’intérêt – sans jamais, il faut bien le dire, l’avoir développé systématiquement – avec l’école d’Aby Warburg.

L’auteur de Mnémosyne n’a, certes, jamais connu le fracas des bombes et l’horreur quotidienne des tranchées dont témoignent tant de «carnets de guerre» de cette époque (voir fig. 12-14). Mais il s’est, corps et âme, exposé à la guerre: dès le début du conflit, il a entièrement réorganisé le fonctionnement de sa recherche, de sa bibliothèque, en vue de comprendre la grande «psychomachie» des monstra et des astra qui se jouait sur un plan fondamental dont seule une «psycho-histoire», à ses yeux, était capable de rendre compte. Comme l’a bien montré Reinhart Koselleck, toute «mutation de l’expérience» engage un «changement de méthode» dans la pratique historienne elle-même. Mon hypothèse, on l’aura compris, est que ce changement – aux conséquences épistémologiques considérables – se sera incarné dans l’atlas Mnémosyne et dans les orientations théoriques que son invention mettait au jour.»

In Annales historiques de la Révolution française Année 1987 269-270 pp. 266-290

https://www.persee.fr/docAsPDF/ahrf_0003-4436_1987_num_269_1_4586.pdf

« Pourquoi étudier Montesquieu et en particulier sa conception du commerce ? La Révolution française a vu se développer toute une réflexion critique contre les théories et les applications du libéralisme économique. Il nous semblait intéressant de rechercher les sources de ces critiques, entre autres parmi les auteurs philosophes et économistes des Lumières, dont avaient pu s’inspirer les révolutionnaires.

J’avais constaté, lors de mes lectures d’ouvrages contemporains consacrés à la pensée économique du XVIIIe siècle, que ses auteurs étaient tous, grosso modo, (mis à part les égalitaristes utopiques comme Morelly) considérés comme des théoriciens de l’ordre éconoNoemi que libéral qui allait s’épanouir pendant les premières années de la Révolution et au XIXe siècle.

Or, la diversité des opinions et la vivacité des débats entre les économistes des années 1750-1780 contredisaient l’unanimité apparente qui leur est attribuée actuellement : on connaît les ouvrages qui opposent l’abbé Galiani aux Physiocrates, ceux de Graslin à l’abbé Baudeau, ceux de Morellet, de Dupont de Nemours, on se souvient des doutes proposés par Mably aux économistes libéraux et en particulier à Mercier de la Rivière, comme de la réfutation par Simon Linguet du système des philosophes économistes.

 

On pourrait multiplier les exemples de ces désaccords, de ces prises de becs, de ces ruptures ou de ces réconciliations qui caractérisent les discussions de cette période ; et l’on pourrait croire que ce foisonnement d’écrits était provoqué par l’apparition du mouvement physiocratique. Or, très vite, il nous est apparu que les divergences de pensée lui étaient bien antérieures : Mably insistait sur les différences qui opposaient les courants représentés par Vincent de Gournay et François Quesnay. Et Dupont de Nemours s’exclamait, vingt ans après la publication de L’Esprit des Lois que :

«L’époque de l’ébranlement général qui a déterminé tous les esprits à s’appliquer à l’étude de l’économie politique remonte à Mr de Montesquieu » (1) Ma vision d’alors de Montesquieu était celle d’un théoricien de la séparation des pouvoirs, d’un admirateur de la monarchie à l’anglaise tout en étant un parfait représentant d’une noblesse féodale accrochée à ses privilèges ; sans voir d’ailleurs en quoi cela pouvait être contradictoire !

La phrase de Dupont de Nemours, pleine de respect et d’admiration excita ma curiosité, d’autant plus que je n’avais guère rencontré Montesquieu dans les «Histoires » classiques des doctrines économiques.

Ma surprise fut plus grande encore lorsque j’ai lu un passage de la «Conspiration pour l’égalité » de Buonarroti. Là, il définissait le système d’égalité comme : «un ordre social qui soumet à la volonté du peuple les actions et les propriétés particulières, encourage les arts utiles à tous, proscrit ceux qui ne flattent que le petit nombre, développe la raison de chacun, substitue à la cupidité l’amour de la patrie et de la gloire, fait de tous les citoyens une seule et paisible famille, assujettit chacun à la volonté de tous, personne à celle d’un autre, et qui fut de tout temps l’objet des voeux secrets des vrais sages, et eut dans tous les siècles, d’illustres défenseurs : tels furent dans l’Antiquité, Minos, Platon, Lycurge et le législateur des chrétiens ; et dans les temps plus rapprochés de nous, Thomas Monis, Montesquieu et Mably.» (2)

Du coup, il nous semblait très important de relire Montesquieu et de voir en quoi, il avait, par ses écrits, provoqué des réflexions nouvelles sur l’économie politique, avant d’envisager d’approfondir toute analyse en ce domaine.

Montesquieu fut-il alors un précurseur ou du moins le déclencheur de la pensée physiocratique comme semble le dire Dupont de Nemours ? Eut-il au contraire une toute autre conception des rapports économiques, comme le sous-entend Buonarroti ?

Fut-il plutôt, comme le pense L. Althusser dans son Montesquieu, la politique et l’histoire, «un défenseur des libertés particulières de la classe féodale, de sa sûreté personnelle, des conditions de sa pérennité et de sa prétention de reprendre dans les organes du pouvoir la place dont l’histoire l’a frustrée » (3). Ou bien, constitua-t-il dans son oeuvre un creuset d’idées où ont puisé les futurs révolutionnaires, comme le pensent E. Cassirer et B. Groethuysen, grâce à sa méthode nouvelle qui permettait aux hommes de profiter de l’enseignement offert par la connaissance des faits historiques pour régler la vie sociale, l’améliorer, la modifier, bref, pour ne plus se borner à chercher ce qui est, mais ce qui doit être ?

La variété des opinions sur Montesquieu, tant à son époque que de nos jours, m’a poussée à me demander si les conceptions de l’école libérale étaient d’emblée établies au XVIIIe siècles ou si nous n’avons pas eu tendance à jeter un voile pudique sur tout ce qui contredisait cette idée ?

Et je me permets de poser la question suivante : revendiquer au XVIIIe siècle une plus grande liberté dans les échanges commerciaux (par la suppression des douanes, des corporations ou des compagnies de marchands) est-il le signe évident, la preuve pour nous, de l’appartenance à l’école libérale économique ? Suffit-il de condamner les monopoles, comme le feront les physiocrates et à leur suite les girondins et les montagnards, ne faut-il pas aussi déterminer si leurs théories économiques empêchent dans les faits la formation de monopoles, pour conclure à leur appartenance ou non au courant libéral économique ?

C’est la démarche que je voulais opérer à propos de l’oeuvre de Montesquieu ; pour cela, il me fallait revenir aux textes mêmes, en leur posant un certain nombre de questions:

Quelle était la définition du commerce et de la liberté commerciale chez Montesquieu ? Dans quel cadre la concevait-il? Quel rôle donnait-il aux marchands et aux producteurs ? Limitait-il le droit de propriété et le profit ? Enfin, quel place attribuait-il à l’État dans les rapports économiques ?

En bon philosophe du XVIIIe siècle, Montesquieu semblait penser l’économie dans le cadre du politique : en effet, il affirme que «le commerce a du rapport avec la Constitution » (4) et qu’il varie selon la nature et les principes des gouvernements, qu’il est le reflet de l’organisation de l’État civil et politique. Il me fallait donc comprendre sa vision du politique pour comprendre celle de l’économique.

Il définit d’abord la nature des différents gouvernements, c’est-à-dire ce qui les fait être tels qu’ils sont : il en dégage trois ; les républiques (démocratiques ou aristocratiques), les monarchies et les gouvernements despotiques. Ensuite, il recherche les principes de ces gouvernements, c’est-à-dire ce qui les fait agir et les perpétue. Il en trouve trois : Le principe agissant des républiques est la vertu politique (celui qui fait exécuter les lois y est soumis lui-même). Le principe des monarchies est l’honneur ; il a ses règles et ses lois et contribue à borner la puissance du roi. Enfin le principe du despotisme est la crainte et l’obéissance.

Montesquieu considère que toutes les lois doivent être en rapport avec la constitution, c’est-à-dire qu’elles doivent être conformes à sa nature et à ses principes. Le rôle des gouvernants est de conserver ou de rétablir ces rapports, sans quoi les nations ne pourraient subsister très longtemps, leurs principes se corrompant au fil des temps. Pour retrouver ce qui a modelé la nature des divers gouvernements et la raison pour laquelle il faut s’y conformer, il faut, dit-il, remonter à l’époque où les hommes vivaient dans l’état de nature, et où l’on peut voir à l’oeuvre, les lois qui régissaient le monde intelligent comme tout le reste de l’univers.

Ces lois, universelles et invariables sont «les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » (5). Antérieures à toutes lois positives, «ce sont les lois de la Nature, ainsi nommées parce qu’elles dérivent uniquement de la constitution de notre être. » (6)

La nature des gouvernements dérive donc des lois naturelles qui sont de deux sortes :

— Celles qui proviennent d’une raison primitive qui sert de référent à la pensée et permet de porter un jugement moral sur les lois positives : «Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux. Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit. » (7)

— Celles qui découlent des sensations et des facultés de l’homme : dans l’état de nature, l’homme a le sentiment de sa faiblesse ; il est donc porté à la paix, c’est la première loi naturelle. Il a le sentiment de ses besoins ; il est poussé à conserver son être, ce qui constitue la deuxième loi naturelle. Une troisième consisterait en l’attirance des sexes. L’attrait des connaissances le pousse aussi à vivre en société. La sociabilité de l’homme est aussi une loi naturelle. Enfin, le sentiment religieux et la croyance en un être supérieur, créateur, des hommes est une loi fondamentale.

Mais le monde intelligent apparaît à Montesquieu moins bien gouverné que le monde physique. Il en voit la cause dans la contradiction même de la nature humaine : la caractéristique de l’homme est d’avoir à la fois une intelligence bornée et de disposer du libre arbitre, ce qui permet de violer les lois tout en les méconnaissant. Les lois naturelles ont elles aussi des effets contradictoires : elles portent l’homme à la paix et à la conservation de son être, mais elles le portent aussi à se rapprocher des autres et à s’y opposer : «Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse, l’égalité qui était entre eux cesse et l’état de guerre commence. » (8) Pour Montesquieu, l’entrée en société provoque donc l’état de guerre entre les hommes, car en se pliant aux préjugés, ils perdent leur raison primitive et le sentiment de leur nature.

Le rôle du sage, du législateur est de retrouver cette nature enfouie dans les préjugés et de reconstruire un gouvernement qui lui soit conforme :

«Je me croirais le plus heureux des mortels, si je pouvais faire que les hommes puissent se guérir de leurs préjugés. J’appelle ici, préjugés, non pas ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même. » (9) Il doit retrouver cette raison primitive, qui par son essence universelle et variable lui sert de critère commun pour rétablir l’équilibre entre les lois positives que les hommes se sont données (imparfaites à cause de leur intelligence bornée) et les lois antérieures qui dérivent de leur nature et qui ont été occultées.

«La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine.» (10)

Le législateur doit réaliser le bonheur des hommes et il ne peut le faire qu’en pratiquant l’amour de l’humanité toute entière :

«C’est en cherchant à instruire les hommes que l’on peut pratiquer cette vertu générale qui comprend l’amour de tous. L’homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres est également capable de connaître sa propre nature lorsqu’on la lui montre et d’en perdre le sentiment lorsqu’on la lui dérobe. » (11)

C’est donc la contradiction originelle de la nature humaine (tiraillée entre l’esprit de sociabilité qui jette en fait les hommes dans l’état de guerre et la raison primitive qui les pousse à la sagesse) que le législateur se doit de résoudre. C’est en respectant les lois naturelles, en restaurant la loi primitive que le législateur peut assurer la pérennité de son gouvernement, seul moyen de justifier et de légitimer son pouvoir.

C’est pourquoi, il est fondamental, pour lui, de connaître toutes les catégories de lois et de discerner les rapports qu’elles ont entre elles et avec le tout : «La sublimité de la pensée humaine consiste à savoir bien auquel de ces ordres de lois se rapportent principalement les choses sur lesquelles on doit statuer, et à ne point mettre de confusion dans les principes qui doivent gouverner les hommes. » (12)

Le législateur, quel que soit le domaine qu’il veut traiter doit avoir une vision globalisante des différents rapports qui régissent les sociétés, sous peine de tomber dans le monde de l’erreur et de l’opinion.

Cette analyse, peut-être un peu longue, du politique chez Montesquieu, me semblait nécessaire pour montrer que l’étude de sa conception du commerce passe forcément par le politique, qu’il l’intègre dans une vision d’ensemble et qu’il raisonne sur le commerce à partir de critères communs qui lui permettent de juger si telle loi commerviale est conforme ou non à telle constitution, conforme aux lois naturelles.

Sa vision du commerce varie donc en fonction du cadre dans lequel il pense l’économie. Ainsi, il définit trois sortes de commerces dérivant des trois formes de gouvernement :

— le commerce de luxe, prépondérant dans les monarchies instaurées dans les pays de taille moyenne et relativement fertiles. Ce commerce présuppose une certaine richesse intérieure dont témoigne la gloire du roi. Il vise avant tout la satisfaction des fantaisies et de l’orgueil de la nation. (13)

— le commerce d’économie, dominant dans les Républiques érigées dans des zones géographiquement cloisonnées et le plus souvent peu fertiles, si ce n’est stériles. Les peuples de ces républiques, ne pouvant obtenir leur subsistance de leurs terres, vont la tirer des autres nations, par le biais de leurs marchands. Ce commerce vise avant tout la satisfaction des besoins réels. (14)

— le commerce de conservation, réduit à un minimum d’échanges, il n’existe que dans les états despotiques où «l’on travaille plus à conserver qu’à acquérir» (15), où la richesse des terres est constamment menacée par les pillages et la terreur du despote.

Nous nous attacherons plus particulièrement à l’étude du commerce dans les républiques aristocratiques et dans les monarchies, qu’il compare sans cesse. La première question que l’on peut poser à Montesquieu, est, bien sûr, à quoi sert, selon lui, le commerce ?

Si une nation agit selon les principes et sa nature, l’esprit de commerce, dit-il, est bénéfique car il pousse les hommes à se respecter mutuellement :

«Le commerce guérit des préjugés destructeurs… Qu’on ne s’étonne point si nos moeurs sont moins féroces… Le commerce a fait que la connaissance des moeurs de toutes les nations a pénétré partout, on les a comparé entre elles, et il en a résulté de grands biens. » (16)

S’il rapproche les peuples, il rapproche aussi les États en diminuant les risques de guerre :

«L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre, et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. » (17)

Le commerce entre deux nations n’est pas conçu chez Montesquieu comme le pillage de l’une par l’autre, il ne vise pas la suprématie d’un seul, mais bien un rapport d’échanges basé sur des besoins et un respect mutuel. De plus, le commerce étendu à toutes les nations offre un autre avantage à ses yeux : celui d’établir une saine et réelle concurrence pour le plus grand bénéfice des consommateurs :

«C’est la concurrence qui met un juste prix aux marchandises et qui établit les vrais rapports entre elles.» (18)

La seconde question que l’on peut lui poser est de savoir si le commerce peut être en accord avec les principes de vertu ou d’honneur qui doivent régir les républiques et les monarchies ?

Montesquieu nous précise que «si l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit pas de même les particuliers. Nous voyons que dans les pays (comme la Hollande) où l’on est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de l’argent. » (19)

Si l’on donne toute latitude à l’esprit de commerce, il n’en résulte que des effets négatifs : la Nature humaine est bafouée. Il ne peut garantir à lui seul que les hommes respectent les principes ; bien au contraire, il les menace. C’est ce qu’il constate à son époque : l’esprit de commerce a remplacé les principes de vertu et d’honneur :

«Les politiques grecs qui vivaient dans le gouvernement populaire ne reconnaissaient d’autre force qui pût les soutenir que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même. » (20)

La vertu ou l’honneur oubliés, il n’y a plus de bornes à l’avarice, à l’appât du gain, à l’intérêt particulier et il en montre les conséquences :

«Ce qui était maxime, on l’appelle rigueur, ce qui était règle, on l’appelle gêne, ce qui était attention, on l’appelle crainte, c’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir. Autrefois, le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais pour lors, le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La République est une dépouille, et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous. » (21)

Dès lors que le principe agissant d’un gouvernement est corrompu, sa nature même l’est aussi. Il ne constitue plus la réunion de toutes les forces particulières, mais devient l’objet d’une minorité, celle de la richesse, qui détourne à son profit les ressources publiques et s’octroie un pouvoir abusif au détriment de l’intérêt général.

Ayant fait ce constat, on peut alors demander à Montesquieu comment faire pour que les principes ne soient pas corrompus et que les lois du commerce demeurent en harmonie avec ces fameux principes ? Sa réponse réside dans les distinctions qu’il établit entre les différentes sortes de commerce et dans sa volonté de re-moraliser l’économie à travers le politique : pour chaque forme de gouvernement, il y a un principe qui règle dans tous les domaines, y compris le commerce, ce qui doit être et ce qui ne doit pas être.

C’est à travers ce critère commun que l’on peut dégager et comprendre les idées de Montesquieu sur la liberté commerciale, sur le profit, sur le rôle des marchands et par-dessus tout sur celui de l’État.

Nous allons voir tout d’abord qui doit pratiquer le commerce et de quelle manière. La réponse varie selon les formes de gouvernements envisagées.

Dans le commerce d’économie, prépondérant dans les républiques, les échanges ont pour but la satisfaction des besoins réels de la population qui ne peut pas vivre uniquement de ses propres ressources. Il est fondé sur «la pratique de gagner moins qu’aucune autre nation et de ne se dédommager qu’en gagnant continuellement.» (22) Il concerne un peuple de marchands qui ne font pas de gros profits mais dont le nombre compense la faiblesse des bénéfices.

Au contraire, le commerce de luxe implique de gros profits car ce commerce est irrégulier, et n’est pratiqué qu’en fonction des fantaisies de la nation. De plus, il ne concerne qu’un petit nombre de négociants. Cette différence quantitative explique la position de Montesquieu vis-à-vis des compagnies de marchands :

«Elles sont, dans les monarchies aussi suspectes aux marchands qu’elles leur paraissent sûres dans les états républicains. Les grandes entreprises de commerce ne sont donc pas pour les monarchies mais pour le gouvernement de plusieurs.» (23)

Car, insiste-t-il, «la nature de ces compagnies est de donner aux richesses particulières la force des richesses publiques. Mais dans ces états (monarchies) cette force ne peut se trouver que dans les mains du Prince. » (24)

Ces gros négociants, réunis dans les compagnies, auraient là, l’occasion de s’arroger un monopole commercial et financier, aux dépens des finances publiques. En revanche, les risques seraient beau¬ coup moins grands dans le commerce d’économie, car le nombre de marchands constituerait la garantie que les monopoles ne puissent se développer. Il va même plus loin :

«Je dis plus, les compagnies de négociants ne conviennent pas toujours dans les états où l’on fait le commerce d’économie, et si les affaires ne sont si grandes qu’elles soient au-dessus de la portée des particuliers, on fera mieux de ne point gêner par des privilèges exclu¬ sifs, la liberté du commerce. » (25)

Montesquieu porte le même jugement vis-à-vis des banques : elles sont utiles dans les républiques commerçantes pour faciliter la circu¬ lation des richesses, mais nocives dans les monarchies, car, instaurer des banques, «c’est supposer l’argent d’un côté et de l’autre la puis¬ sance. » (26) Le roi, possédant les deux n’a pas besoin des banques pour faire circuler les richesses.

C’est pour les mêmes raisons qu’il interdit au prince et à la noblesse le droit de commercer, car ils n’auraient aucune borne à leur pouvoir économique.

Et Montesquieu fait dire ceci à un roi vertueux et soucieux de son rôle : «qui pourra nous réprimer si nous faisons des monopoles ? Qui nous obligera de remplir nos engagements ? Ce commerce que nous faisons, les courtisans voudront le faire. Ils seront plus avides et plus injustes que nous. Le peuple a de la confiance en notre justice : il n’en n’a point en notre opulence : tants d’impôts qui font sa misère, sont des preuves certaines de la nôtre. » (27) Le roi représente l’intérêt général, il est le garant d’une certaine justice sociale. En commerçant, ou en en donnant le droit aux nobles, il outrepasserait ses droits et négligerait ses devoirs ; il ruinerait la monarchie et ses fondements.

Montesquieu nous offre, déjà ici, un aperçu de sa conception de la liberté commerciale qu’il subordonne à la vertu politique : c’est ce qui évite la constitution de monopoles commerciaux, qu’ils soient le fait des nobles ou du roi lui-même. C’est ce qui favorise un commerce pratiqué par des hommes indépendants de tout pouvoir politique et financier ; c’est ce qui préserve l’intérêt général qu’il soit représenté par un seul homme ou par plusieurs, en bornant la puissance de tous ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir. C’est empêcher l’avène¬ ment d’un despotisme économique ; c’est éviter la corruption des principes.

Pour atteindre ce but, le rôle de l’État devient primordial ; c’est lui, en effet, qui doit imposer des règles au commerce, c’est lui qui établit la liberté du commerce :

«La liberté du commerce n’est pas une faculté accordée aux négo¬ ciants de faire ce qu’ils veulent. Ce serait bien plutôt sa servitude. Ce qui gène le commerçant ne gène pas pour autant le commerce. » (28)

Ainsi donc, la liberté du commerce, c’est la servitude du commerçant ! Elle consiste à faire respecter les lois commerciales édictées par l’État, en intégrant les négociants dans un système où l’intérêt de tous est réellement préservé :

«C’est dans les pays de la liberté que les négociations trouvent des contradictions sans nombre et il n’est jamais moins croisé par les lois que dans les pays de servitude. » (29)

Ici, Montesquieu joue sur les mots : pays de la liberté signifie pays de la liberté de faire ce que l’on veut, où l’intérêt particulier prime sur tout, et pays de la servitude signifie pays où le commerçant est soumis à une autre liberté, celle qui garantit l’intérêt général et le vrai commerce qu’il définit comme la liberté du commerce. Cette logique de raisonnement est à mettre en parallèle avec la distinction qu’il fait entre la liberté politique qui est «le droit de faire tout ce que les lois permettent de 1’ «indépendance » qui est «de faire tout ce que l’on veut » (30). Il semble bien qu’il applique le même raisonne¬ ment à la liberté commerciale ; et il ajoute :

«La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés ; mais elle n’est pas toujours dans les gouvernements modérés ; elle n’y est que lorsqu’on n’abuse point du pouvoir… Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » (31)

Ainsi, dans un gouvernement qui se veut modéré, la liberté com¬ merciale doit être subordonnée à la liberté politique, elle doit s’exercer dans les limites précises, fixées par la loi. La liberté commerciale revendiquée par les négociants, s’oppose à celle de Montesquieu. C’est à l’état de borner leurs actions. Dans ce domaine, le seul principe qui puisse tempérer les mauvais effets de l’esprit de commerce, c’est, je crois, ce qu’il appelle la vertu commerciale, critère commun aux répu¬ bliques comme aux monarchies, c’est-à-dire la vertu politique appliquée au commerce, seul moyen efficace à ses yeux pour préserver l’intérêt général et moraliser les rapports économiques entre les hommes. Nous donnerons quelques exemples des cas où s’exerce cette vertu commerciale : à propos des revenus de l’État, des richesses, du travail et de la propriété.

L’État, dit-il, a deux sources de revenus ; les impôts directs et indirects. Pour ces derniers, comme les douanes et les diverses taxes, le rôle de l’État dans un monarchie est délicat : il doit faciliter le commerce sans pour autant favoriser l’éclosion de monopoles :

«L’État doit être neutre entre sa douane et son commerce et qu’il fasse en sorte que ces deux choses ne se croisent pas et alors, on y jouit de la liberté du commerce.» (32)

Cette neutralité est en fait très active ; ce n’est ni un protectionnisme exacerbé avec des tarifs douaniers élevés étouffant les échanges, ni le recul ou la suppression de l’intervention de l’État. Elle consiste à garantir la véritable liberté commerciale, par un ensemble de lois, comme les tarifs modérés et variables selon les marchandises, la simplification des douanes et certaines lois prohibitives comme les pratique sagement l’Angleterre. (33) Elle doit agir pour supprimer tout ce qui entrave le commerce, mais non pas tout ce qui gène le commerçant. C’est le cas de la «finance» qui protège les intérêts d’une minorité :

«Elle détruit le commerce par ses injustices, par l’excès de ce qu’elle impose ; mais elle le détruit encore par les difficultés qu’elle fait naître et les formalités qu’elle exige. » (34)

Au lieu d’affermer les impôts, Montesquieu propose qu’on les mette en régie, comme en Angleterre (35), car ce système présente l’avantage de séparer les fortunes privées des finances publiques et de diminuer par conséquent les risques de monopoles financiers dans les monarchies.

Son raisonnement est le même vis-à-vis des impôts directs. Sa préoccupation principale, est comme on va le voir, de préserver l’intérêt général et de garantir le droit à l’existence de tous :

«Pour bien fixer les revenus de l’État, il faut avoir égard et aux nécessités de l’État et aux nécessités des citoyens. Il ne faut point prendre au peuple sur ses besoins réels, pour des besoins imaginaires de l’État. » (36)

Il ne faut point que les gouvernants établissent une confusion entre leurs intérêts personnels et ceux de l’État qui représente toute la population.

Les impôts doivent surtout être proportionnels aux besoins et non pas aux biens. Prenant en exemple le système pratiqué à Athènes, il explique :

«qu’on jugea que chacun avait un nécessaire physique égal ; que ce néces¬ saire ne devait point être taxé; que l’utile venait ensuite, et qu’il devait être taxé mais moins que le superflu. » (37)

De cette manière, le droit à l’existence est garanti, une sorte de minimum vital est assuré. N’est-ce pas dire que ce qui garantit la subsistance d’un homme est un bien inaliénable que l’on ne peut lui soustraire sous aucun prétexte ?

Il considère qu’il faut d’abord développer la prospérité inté¬ rieure d’une Nation avant d’envisager d’en tirer un bénéfice par une imposition plus lourde ;

«Les gens qui ne sont pauvres que parce qu’ils vivent dans un gouvernement dur, qui regarde leur champ moins comme le fondement de leur subsistance que comme un prétexte à la vexation ; ces gens là, dis-je, font peu d’enfants. Ils n’ont pas même leur nourriture ; comment pourraient-ils songer à la partager… C’est la facilité de parler, et l’impuissance d’examiner, qui ont fait dire que, plus les sujets étaient pauvres, plus les familles étaient nombreuses ; que plus on était chargé d’impôts, plus on se mettait en état de les payer : deux sophismes qui ont toujours perdu, et qui perdront à jamais les monarchies. » (38)

Il faut donc prendre en compte les revenus du peuple avant de fixer arbitrairement les impôts. Sinon, la monarchie se perd car la vertu ne commande plus les esprits :

«On n’appelle plus, parmi nous, un grand ministre, celui qui est le sage dispensateurs des revenus publics, mais celui qui est homme d’industrie et qui trouve, ce qu’on appelle des expédients. » (39)

Pour éviter tous ces inconvénients, Montesquieu conseille aussi de mettre les impôts directs en régie. Par ce moyen, l’État conserve son rôle de distributeur des richesses tout en respectant les besoins du peuple. La vertu commerciale protège l’État et la Nation de toutes les formes de despotisme économique :

«Par la régie, le Prince est maître de presser ou de retarder la levée des tributs ou suivant ses besoins ou suivant ceux de ses peuples. Par la régie, il épargne à l’État les profits immenses des fermiers qui l’apprauvrissent de mille manières. Par la régie, il épargne au peuple le spectacle des fortunes subites qui l’affiigent. Par la régie, l’argent levé passe par peu de mains ; il va directe¬ ment au prince et par conséquent revient plus promptement au peuple. Par la régie, le prince évite au peuple une infinité de mauvaises lois qu’exigent toujours de lui l’avarice importune des fermiers, qui montrent un avantage présent dans des réglements funestes pour l’avenir. Comme celui qui a de l’argent est toujours le maître de l’autre, le traitant se rend despotique sur le Prince même : il n’est pas législateur, mais il le force à donner des lois. » (40)

Les fermiers, par leur petit nombre et leur richesse fabuleuse peuvent exercer sur le roi un réel pouvoir économique au point de lui imposer des lois favorables à leurs intérêts, au mépris des principes de la monarchie qui doit garantir le droit à l’existence. L’État dans ces conditions, ne pourrait plus faire appliquer la vertu commerciale qui doit demeurer le référent suprême lors de l’élaboration des lois sur le commerce.

Pour la même raison, Montesquieu, déconseille, dans le cas des républiques aristocratiques, le recours systématique aux impôts directs, car ils risquent d’être détournés au profit de la noblesse :

«Il est surtout essentiel, dans l’aristocratie, que les nobles ne lèvent pas les tributs… car tous les particuliers seraient à la discrétion des gens d’affaires ; il n’y aurait point de tribunal supérieur qui les corrigeât. Ceux d’entre eux préposés pour ôter les abus, aimeraient mieux jouir des abus. Les nobles seraient comme les princes des États despotiques, qui confisquent les biens de qui il leur plaît. Bientôt les profits qu’on y ferait seraient regardés comme un patrimoine, que l’avarice étendrait à sa fantaisie. On ferait tomber les fermes ; on réduirait à rien les revenus publics… Il faut aussi que les lois leur défen¬ dent le commerce : des marchands si accrédités feraient toutes sortes de mono¬ poles. Le commerce est la profession des gens égaux. » (41)

Dans les républiques aristocratiques, les nobles disposent de tout le pouvoir politique. En levant les impôts, ils établiraient leur pouvoir économique. Montesquieu fait d’ailleurs ici, le portrait de la future «aristocratie des richesses » tant décriée sous la Révolution !

C’est pourquoi, dit-il, le pouvoir doit borner le pouvoir ; la puis¬ sance doit être d’un côté et l’argent de l’autre. Pour cette raison, il prône des impôts indirects : les marchands, par leur nombre, ne peuvent exercer de monopoles ni de pressions sur une république aristocratique. Bien au contraire, ils sont là, les garants de la liberté et de la prospérité :

«Le tribut naturel au gouvernement modéré est l’impôt sur les marchandises. Cet impôt étant réellement payé par l’acheteur, quoique le marchand l’avance, est un prêt qu’il a déjà fait à l’acheteur : ainsi, il faut regarder le négociant, et comme le débiteur général de l’État et comme le créancier de tous les particuliers. Il avance à l’État le droit que l’acheteur lui paiera quelque jour; et il a payé pour l’acheteur, le droit qu’il a payé pour la marchandise. On sent donc que plus le gouvernement est modéré, que plus l’esprit de liberté règne, que plus les fortunes ont de sûreté, plus il est facile au marchand d’avancer à l’État et de prêter aux particuliers des droits considérables. » (42)

Dans le commerce d’économie, les commerçants demeurent les débiteurs de l’État, alors que dans le commerce de luxe, ils ont les moyens d’en devenir les créanciers. Dans l’un, ils sont nombreux et indépendants de tout pouvoir politique ; dans l’autre, ils disposent des revenus publiques à leur profit.

Montesquieu avoue, là, je crois, sa préférence pour le commerce d’économie, lorsqu’il est pratiqué par un état modéré, lorsque le pou¬ voir borne le pouvoir. Dans ce cas, la vertu y garantit la primauté de l’intérêt général sur les intérêts particuliers. Il constate qu’en subor¬ donnant l’économie aux principes fondateurs on empêche l’avènement «d’une aristocratie des richesses » monopoliste, c’est-à-dire, en termes modernes, l’édification du marché de gros représentant les formes capitalistes de son époque et qui impliquait justement la disparition de cette subordination.

Voyons maintenant ses idées sur les richesses, le travail et la propriété, tout d’abord dans les monarchies. Il rappelle que dans cette forme de gouvernement, le commerce étant fondé sur le luxe, il l’est aussi sur l’inégalité sociale :

«Le luxe est toujours en proportion avec l’inégalité des fortunes. Si dans un État, les richesses sont également partagées, il n’y aura point de luxe, car il n’est fondé que sur les commodités qu’on se donne par le travail des autres. » (43)

L’idéal politique et économique de Montesquieu est la modération, c’est-à-dire, l’équilibre des pouvoirs afin que ceux qui le détiennent n’en abusent point. Les lois doivent être faites de manière que l’État, quelle que soit sa nature, garantisse l’intérêt général et le nécessaire physique à chacun, en conservant sa fonction primordiale de redistributeur des richesses.

Une monarchie pourrait être modérée si on y limitait aux particu¬ liers le droit de commercer, à l’exclusion du Roi et de la noblesse ; si l’on y supprimait les compagnies et les banques, si l’on y mettait les impôts en régie, bref si l’on agissait en sorte qu’il ne puisse y avoir de monopoles. Mais Montesquieu constate que ce n’est guère le cas dans la réalité ; il ne voit alors comme solution, qu’une sorte de fuite en avant :

«Si les riches n’y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim, il faut même que les riches y dépensent à proportion de l’inégalité des fortunes… Les richesses particulières n’ont augmenté que parce qu’elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique. Il faut donc qu’elle soit rendue. » (44)

Puisque la monarchie est fondée sur l’inégalité, sur le travail d’une majorité au profit d’une minorité, elle ne peut subsister que grâce à une consommation effrénée des plus riches pour garantir, au moins aux pauvres, des moyens de survivre. La circulation des richesses ne peut s’obtenir que par ce biais-là.

De même, il déconseille l’établissement de ports francs dans une monarchie car :

«Ils n’auraient d’autre effet que de soulager le luxe du poids des impôts. On se priverait de l’unique bien que ce luxe peut procurer, et du seul frein que, dans une constitution pareille, il puisse recevoir. » (45)

A mon sens, le commerce de luxe n’est guère prisé par Montes¬ quieu, et la raison en est claire à mes yeux : il est fondé sur l’inégalité sociale qui ne peut que croître car, comme il l’a constaté, on ne peut guère le limiter. Le luxe doit provoquer le luxe car c’est la seule manière de donner du travail aux pauvres dans un commerce pareil. Mais par contrecoup, cela accentue l’inégalité des richesses : le pou¬ voir n’y borne plus le pouvoir.

Cette contradiction qui est peut-être celle de l’économie libérale pose le problème de la réelle circulation des richesses : Montesquieu désire une certaine équité économique qui doit limiter le pouvoir éco¬ nomique des plus riches. Et c’est l’intérêt général qui commande à l’État de gouverner en ce sens. Son opinion vis-à-vis des rentes sur les dettes de l’État illustre bien sa conception :

«Quelques gens ont cru qu’il était bon qu’un État dût à lui même : ils ont pensé que cela multipliait les richesses en augmentant la circulation. Je crois qu’on a confondu un papier circulant représentant la monnaie ou un papier circulant qui est le signe des profits qu’une compagnie a fait ou fera sur le commerce avec un papier qui représente une dette. Les deux premiers sont très avantageux pour l’Etat, le dernier ne peut l’être. » (46)

Parmi les inconvénients qu’il relève, il signale celui-ci :

«On ôte les revenus véritables de l’État à ceux qui ont de l’activité et de l’industrie pour les gens oisifs, c’est-à-dire qu’on donne des commodités pour travailler à ceux qui ne travaillent pas, et des difficultés pour travailler à ceux qui travaillent. » (47)

Les rentes de cette nature ne permettent pas de répartir les richesses, elles assurent simplement leur transfert vers les plus fortunés, en appauvrissant et les producteurs et l’État. Au-delà d’une critique évidente du système établi par John Law dans les années 1720, Montesquieu montre là, une fois de plus, que les lois qui ne garan¬ tissent pas une redistribution des richesses dans toutes les classes, qui ne protègent pas le droit à l’existence, sont à bannir des gouvernements qui se veulent modérés.

Cette conception met aussi en lumière des préoccupations sociales nouvelles qui le différencient des théoriciens mercantilistes et libéraux, en particulier à propos du travail et de la propriété :

Les richesses d’une Nation sont constituées par les terres et les effets mobiliers. Ceux-ci, « comme l’argent, les lettres de change, les actions sur les compagnies, les vaisseaux, toutes les marchandises appartiennent au monde entier, qui dans ce rapport ne constitue qu’un seul État, dont toutes les sociétés sont les mem¬ bres : le peuple qui possède le plus de ces effets mobiliers de l’univers est le plus riche. Quelques états en ont une immense quantité ; ils les acquièrent chacun par leurs denrées, par le travail de leurs ouvriers, par leur industrie, par leurs découvertes, par le hasard même. » (48)

Les biens mobiliers, l’argent ne sont que le signe de la richesse d’une Nation, dont le fondement même est le travail de ses producteurs. En élargissant ainsi à tous l’appartenance à la Nation, sa vision du travail et de la propriété en est modifiée :

«Un homme n’est pas pauvre parce qu’il n’a rien, mais parce qu’il ne travaille pas. Celui qui n’a aucun bien et qui travaille est aussi à son aise que celui qui a cent écus de revenus sans travailler. Celui qui n’a rien et qui a un métier n’est pas plus pauvre que celui qui a dix arpents de terre en propre et qui doit les travailler pour subsister.» (49)

La Nation n’est pas réduite, chez Montesquieu, aux seuls proprié¬ taires, comme le feront les Physiocrates ; elle englobe aussi bien les petits paysans, les artisans que les salariés, car ils sont tous produc¬ teurs. Et ils doivent être d’autant plus nombreux, dit-il, que les propriétés foncières, dans une monarchie, sont inégalement réparties. Il faut donc que les «arts s’établissent », pour que les non-propriétaires puissent échanger le fruit de leur travail contre le surplus dégagé par les propriétaires. (50)

De cette manière, la circulation des richesses est acquise, les cultivateurs séparent de ce qu’ils produisent au-delà de leur capacité de consommation, et la subsistance du peuple est assurée.

C’est pour cette raison qu’il ne voit pas d’un bon oeil le recours systématique aux machines :

«Ces machines, dont l’objet est d’abréger l’art, ne sont pas toujours utiles. Si un ouvrage est à un prix médiocre et qui convienne également à celui qui l’achète, et à l’ouvrier qui l’a fait ; les machines qui en simplifieraient la manu¬ facture, c’est-à-dire qui diminueraient le nombre des ouvriers, seraient perni¬ cieuses… » (51)

Montesquieu pose ici le problème du machinisme et de ses conséquences : il rompt l’équilibre entre production et consommation et ne profite pas forcément à ceux qui ne vivent que de leur travail. De même, il note le danger représenté par la multiplication des pâturages au détriment des terres à blé et qui par conséquent met en péril l’existence des hommes :

«En Angleterre, on s’est souvent plaint que l’augmentation des pâturages diminuait les habitants. La plupart des propriétaires des fonds de terres, dit Bumet, trouvant plus de profits en la vente de leur laine, que de leur blé, enfermèrent leurs possessions ; les communes qui mouraient de faim, se soulevèrent : on proposa une loi agraire ; le jeune roi écrivit même la dessus : on fit des proclamations contre ceux qui avaient renfermé leurs terres. » (52)

La recherche d’un profit, dès lors qu’elle menace l’existence des hommes, doit être limitée par l’État, semble penser Montesquieu, même quand il s’agit du droit de propriété. En réalité, il affirme là, le rôle fondamental de l’État : il doit garantir à chacun le droit au travail et à la subsistance :

«Quelques aumônes que l’on fait à un homme dans les rues ne remplissent pas les obligations de l’État qui doit à tous les citoyens une subsistance assurte, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit pas contraire à sa santé. » (53)

La mendicité et le vagabondage sont la preuve, à ses yeux, que les hommes sont en état de guerre, que les lois de la ‘Nature ont été oubliées et que l’État ne remplit plus ses devoirs.

Revenons un instant à sa définition de l’État : selon lui, l’État est constitué de toutes les forces et de toutes les volontés particulières. La force générale peut être placée entre les mains de plusieurs ou d’un seul homme ; mais les lois politiques et civiles ne sont que les cas par¬ ticuliers où doit s’exercer la raison humaine qui gouverne tous les hommes. (54)

L’État représente donc tous les hommes sans distinction ; il doit se conformer à leur nature et respecter leurs droits qui en dérivent. Il ne peut donc pas privilégier les intérêts de certains au détriment du plus grand nombre. Montesquieu ne conçoit pas l’État comme une force au service d’une minorité, bien au contraire. Ainsi, garantir le «nécessaire physique » n’est pas seulement pour lui, de permettre à un homme de survivre pour renouveler sa force de travail, mais bien plus, de lui garantir une vie décente, respectable par lui-même et par les autres. Cela signifie que ses droits fondamentaux sont reconnus et respectés comme conditions sine qua non de l’établissement du bon¬ heur parmi les hommes.

Un dernier exemple illustrera ce profond respect de la personne humaine qui anime Montesquieu ; c’est celui de l’esclavage :

«L’esclavage est aussi opposé au droit civil qu’au droit naturel. Quelle loi civile pourrait empêcher un esclave de fuir, lui qui n’est point dans la société et que par conséquent aucune lois civiles ne concernent ? » (55)

Pour Montesquieu, l’esclavage est illégitime : l’esclave, exclu de la société, n’est pas concerné par ses lois ; il ne peut être assujetti par elles. Il est donc «rejeté » dans l’état de nature qui n’admet que des hommes libres et indépendants.

Montesquieu fustige Aristote qui tolère l’esclavage et lui rétorque que tout travail, même le plus rebutant peut-être fait sans y avoir recours, si l’on propose un salaire proportionnel à la peine (56). Il conclut en affirmant que l’esclavage dans les colonies n’est pas justifiable :

«Je ne sais si c’est l’esprit ou le cœur qui me dicte cet article-ci. Il n’y a peut-être pas de climat sur la terre où l’on ne pût engager au travail des hommes libres. Parce que les lois étaient mal faites, on a trouvé des hommes paresseux, parce que ces hommes étaient paresseux, on les a mis en escla¬ vage. » (57)

Les arguments climatiques et raciaux sont des prétextes fallacieux pour justifier l’esclavage. Ce sont les lois qui l’ont imposé aux hommes et elles sont l’oeuvre de certains qui y ont trouvé un intérêt. L’escla¬ vage n’est pas un penchant naturel chez l’homme, quelle que soit sa couleur :

«Ceux qui parlent le plus pour l’esclavage l’auraient le plus en horreur, et les hommes les plus misérables en auraient horreur de même. Le cri pour l’esclavage èst donc le cri du luxe et de la volupté, et non pas celui de l’amour de la félicité publique. Qui peut douter que chaque homme, en particulier, ne fût très content d’être le maître des biens, de l’honneur et de la vie des autres ; et que toutes ces passions ne se réveillassent d’abord à cette idée ? Dans ces choses, voulez-vous savoir si les désirs de chacun sont légitimes ? Examinez les désirs de tous. » (58)

Les intérêts particuliers ne sont légitimes que si, à la lumière de l’intérêt général, ils ne contredisent pas le droit à l’existence de tous les hommes.

L’esclavage ne sert que l’intérêt égoïste «de la partie riche et voluptueuse de la Nation ». Il est donc à bannir des gouvernements qui se veulent respectueux de leurs principes fondateurs. Une autre manière de concevoir les rapports humains est possible, croit-il, et il en donne pour preuve l’action des Jésuites au Paraguay, qui ont pro¬ posé une alternative à la colonisation de l’Amérique telle qu’elle se pratiquait à l’époque :

«Il est heureux pour elle (la société des Jésuites) d’avoir été la première qui ait montré, dans ces contrées, l’idée de la religion jointe à celle de l’huma¬ nité. En réparant les dévastations des espagnols, elle a commencé à guérir une des plus grandes plaies qu’ait encore reçues le genre humain… Elle a retiré du bois des peuples dispersés ; elle lem: a donné une subsistance assurée, elle les a vêtus et, quand elle n’aurait par là qu’augmenté l’industrie parmi les hommes, elle aurait beaucoup fait. Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la communauté des biens de la République de Platon, ce respect qu’il demandait pour les Dieux, cette séparation d’avec les étrangers pour la conser¬ vation des moeurs, et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens ; ils donneront nos arts sans notre luxe, et nos besoins sans nos désirs. Ils proscriront l’argent, dont l’effet est de grossir la fortune des hommes au-delà des bornes que la Nature y avait mises, d’apprendre à conserver inutilement ce qu’on avait amassé de même, de multiplier à l’infini les désirs, et de suppléer à la Nature qui nous avait donné des moyens très bornés d’irriter nos passions, et de nous corrompre les uns les autres. » (59)

Au-delà de la controverse sur l’action et les motivations des Jésuites au Paraguay, qui divisa les opinions à cette époque comme de nos jours, (60) on retrouve dans cet éloge, les raisons pour lesquelles leur oeuvre apparaît digne de respect aux yeux de Montesquieu :

En établissant la communauté des biens, ils ont assuré travail, subsistance et vie décente aux indiens. Ils ont suivi les lois de la Nature qui ont défini les principes fondateurs de leur gouvernement. Les républiques prônant l’égalité des fortunes, ils ont donc supprimé le droit de propriété et celui de commercer aux particuliers. Le com¬ merce ne concerne que la cité, il est pratiqué en son nom et pour elle, c’est-à-dire au bénéfice de tous.

De cette manière, l’esprit de commerce et de luxe ne peut cor¬ rompre la Constitution qui peut demeurer conforme à la Nature. La cité toute entière peut alors jouir des bienfaits de la vie en société, sans en subir la conséquence habituelle : l’inégalité sociale. Ainsi, à l’apogée d’une époque de colonisation fondée sur l’esclavage, Montes¬ quieu remarque que deux systèmes économiques existent simultané¬ ment, et qu’à ses yeux, la civilisation semble être plutôt du côté des Jésuites que des espagnols et de leurs homologues.

L’idéal d’un certain équilibre des pouvoirs économiques et poli¬ tiques, s’incarne, chez Montesquieu, dans ce qu’il appelle les «gou¬ vernements modérés » s’ils sont dotés de lois, qui par leur nature empêchent tous les abus de pouvoir. La modération peut se trouver dans les divers gouvernements dès lors que le pouvoir y borne le pouvoir. Il constate simplement que les Républiques s’en sont rappro¬ chées plus souvent que les autres :

«Dans les Républiques où l’égalité n’est pas tout à fait perdue, l’esprit de commerce, de travail et de vertu, fait que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son propre bien et que par conséquent, il y a peu de luxe. » (61)

Montesquieu montre là, de nouveau, sa préférence pour le «commerce d’économie». Mais celui-ci ne caractérise pas seulement le fonctionnement économique des Républiques, mais, tel qu’il le conçoit, le commerce dominé par l’esprit de modération. C’est la vertu appli¬ quée au travail et à la propriété. C’est ce qui permet d’atteindre l’équi¬ libre des pouvoirs ; c’est ce qui garantit l’existence de tous en satis¬ faisant les besoins réels de la population entière ; c’est le commerce subordonné à la vertu politique qui préserve l’intérêt général.

Sa vision spécifique du commerce qui rapproche les peuples en réduisant leurs préjugés réciproques et leur impose un respect mutuel, la valorisation du travail de chaque individu, comme ses positions vis-à-vis des compagnies de marchands et de la liberté commerciale illustre bien la rupture avec le mercantilisme rigide du XVIIe siècle.

Le commerce n’a plus pour but essentiel le pillage des autres nations pour la grandeur politique et militaire d’un Roi, mais bien la réalisation du bien-être général de la population au détriment des chi¬ mères d’un prince et consorts.

De même, ses préoccupations sociales qui l’amènent à subor¬ donner le commerce à l’intérêt général (n’oublions pas, la liberté du commerce, c’est la servitude du commerçant), même quand il s’agit du droit de propriété, montre que Montesquieu ne peut en aucun cas être assimilé au courant des futurs économistes libéraux, ni qu’il en fut un des précurseurs. Pour lui, les hommes possèdent des droits antérieurs à toute loi positive, qui découlent de leur nature même ; le rôle d’un législateur, quelle que soit la forme de son gouvernement, doit être de les préserver, de les respecter et de s’en servir comme référent lorsqu’il élabore des lois.

La différence fondamentale entre la pensée de Montesquieu et celle des économistes libéraux, comme François Quesnay, est le cadre dans lequel chacun pense l’économie. Montesquieu pense l’économie à travers le politique. Elle lui est subordonnée. Le politique a pour fonc¬ tion de préserver l’Esprit des Lois primitives et naturelles dans les lois positives que les hommes se sont données en entrant en société, y compris celles qui ont trait au commerce et à la propriété.

Pourquoi ? Parce que Montesquieu a reconnu que l’homme possède des droits imprescriptibles que l’État se doit de protéger. Le premier, dont tous les autres découlent, est le droit à l’existence ; chaque homme doit avoir une subsistance assurée, donc un travail.

Or, Montesquieu a constaté que laisser une totale liberté d’action à l’esprit du commerce et de luxe empêche la réalisation de cet objec¬ tif, car cela conduit à l’inégalité sociale, (n’oublions pas : «les richesses particulières n’ont augmenté qu’en ôtant à certains le néces¬ saire physique »). La liberté illimitée du droit de propriété permet à une minorité d’exercer un pouvoir économique sur le reste de la

Nation. De plus, l’argent a force de loi : ceux qui détiennent le pou¬ voir économique peuvent rapidement contrôler la puissance politique si aucune borne ne leur est opposée. La liberté illimitée du commerce aboutit au despotisme social. C’est donc à l’État, représentant des forces politiques, qu’incombe la tâche de limiter le pouvoir écono¬ mique, afin de préserver la cohérence du corps social en conciliant les intérêts divergents de ses membres.

Quesnay, au contraire, pense que le politique dérive de l’écono¬ mie. Il veut démontrer l’existence d’un ordre économique naturel, antérieur à toute loi positive, auquel est subordonné le politique et dont découle l’ordre social.

Son raisonnement est fondé sur l’idée que les intérêts individuels ne s’opposent pas à long terme, qu’ils sont au contraire similaires, car ils visent tous ce qu’il appelle «la jouissance maximale ». Son ordre économique naturel est l’ordre voulu par Dieu et dévoyé par les passions des hommes (leurs intérêts immédiats divergents). Le rôle de l’économiste est de les remettre dans le droit chemin, de les raisonner, de les convaincre qu’ils ont tous le même objectif :

«La science est… la condition essentielle de l’institution régulière des sociétés et de l’ordre qui assure la prospérité des Nations, et qui prescrit à toute puissance humaine, l’observation des lois établies par l’Auteur de la Nature, pour assujettir tous les hommes à la raison, les contenir dans leurs devoirs et leur assurer la jouissance des biens qu’il leur a destinés pour satisfaire leurs besoins. » (62)

Le rôle du législateur économiste, selon Quesnay, est donc de maintenir l’ordre économique naturel, par le biais des lois positives. Celles-ci ont pour fonction de rappeler aux hommes leur devoir qui consiste à laisser fonctionner librement les lois naturelles du com¬ merce, comme le sont les lois de l’offre et de la demande et la liberté illimitée du commerce. Cette conception suppose le respect d’un droit particulier, considéré par lui, comme un droit naturel : le droit illimité de propriété. Il s’ensuit aussi qu’il faut limiter l’intervention de l’État dans les échanges et qu’il faut admettre que le politique, oeuvre des hommes, se plie aux exigences de l’économie naturelle, oeuvre de Dieu.

Ainsi, de par le rôle attribué par Montesquieu à l’État, garant des droits naturels et garde-fou des principes, je crois que l’on peut conclure à deux conceptions diamétralement opposées et affirmer qu’il avait parfaitement conscience des inconvénients et des dangers d’une économie à tendance capitaliste telle qu’elle évoluait à son époque.

La pensée de Montesquieu ne peut être assimilée au mercanti¬ lisme et encore moins au libéralisme économique ; ces deux formes n’étant que deux stades différents d’une même pensée cherchant à théoriser l’évolution économique des sociétés vers le capitalisme.

Mais si Montesquieu n’appartient à aucun de ces courants, cer¬ tains me diront qu’il pourrait être l’expression rénovée du paternalisme économique royal : le Roi étant un Père pour ses sujets, il serait natu¬ rel qu’il leur doive travail et subsistance. Je crois que limiter sa pensée à ce seul aspect serait trop réducteur. Il serait bon d’ailleurs de mesurer la réalité de cette fameuse politique paternaliste au xvme siècle, quand on constate avec S. Kaplan, combien les agents de la monarchie, jusqu’au Roi lui-même seront confrontés aux accusations de plus en plus nombreuses de complot de famine. (63)

Il est certain que Montesquieu fut considéré par ses contempo¬ rains et successeurs comme l’initiateur d’un vaste débat d’idées sur l’économie politique. Je crois qu’il leur offrait une vision nouvelle des choses et non pas seulement une résurgence rajeunie du paternalisme économique royal. La pensée de Montesquieu témoignerait plutôt d’un courant autre, spécifique à cette période charnière qu’est le xvme siècle, qui n’était pas moulée dans le modèle économique capitaliste.

Sa conception ne pourrait-elle pas être rapprochée de ce que l’historien anglais E. P. Thompson appelle «économie morale », c’est-à-dire ime vision de l’économie qui se réfère à ime notion de consensus entre le peuple et l’État, dans la défense des intérêts généraux ; où le politique n’est pas dissocié de l’économie, mais au contraire intervient pour limiter le pouvoir de ceux qui s’arrogent le monopole des marchés et des prix ?

Cette conception ne s’est-elle pas justement affinée à cette époque précise où le pouvoir royal, avec ses compromissions, n’offrait plus de garanties suffisantes au peuple dans la défense de son droit à l’existence, et où la disparition d’une certaine morale dans la vie économique entamait largement ce fameux consensus ? Montesquieu n’a-t-il pas donné des arguments à ceux qui, après lui, tenteront de théoriser la résistance populaire à l’instauration et à la généralisation du capitalisme, et qui envisagèrent une société fondée sur un droit de propriété limité et borné par le droit à l’existence qui s’opposait fondamentalement au droit illimité de propriété ?

C’est ce que pense E. Cassirer, lorsqu’il considère que le but de l’œuvre de Montesquieu n’est pas seulement de décrire les formes et les types de constitution, mais surtout de reconstruire les régimes politiques à partir des forces qui les constituent, et il affirme :

«Il est nécessaire de connaître ces forces pour les faire aboutir à leur véritable but, pour montrer de quelle façon et par quels moyens elles peuvent être utlisées pour l’instauration d’une constitution réalisant l’exigence de la plus grande liberté possible. Une telle liberté n’est possible, selon la démonstra¬ tion de Montesquieu que dans le cas où toute force particulière est limitée et contrainte par une force opposée. La célèbre doctrine de la division des pou¬ voirs n’est rien d’autre que le développement conséquent et l’application concrète de cette pensée fondamentale.» (64)

La plus grande liberté n’est accessible que si les pouvoirs se bornent réciproquement. E. Cassirer, comme B. Groethuysen dans sa Philosophie de la Révolution française (65), pense que Montesquieu a donné aux hommes une méthode d’analyse pour comprendre les sociétés, y découvrir les rapports de pouvoir, et les faire évoluer en fonction d’un référent universel qui implique que tous les principes de vie sociale et économique soient subordonnés au politique, à la vertu politique, c’est-à-dire, au droit naturel qui a présidé à la nais¬ sance des sociétés.

C’est ce qui expliquerait pourquoi des philosophes ont continué à se référer à la pensée de Montesquieu, à y puiser des arguments en faveur du droit à l’existence, en faveur du changement et de la révolution même.

L’historien, chez lui, a apporté aux hommes une méthode d’analyse pour comprendre le désordre apparent des diverses formes de gouvernements et leur évolution.

Le philosophe leur a fourni un critère commun, un jugement moral et politique sur les multiples lois de chaque pays : la Loi Naturelle (-antérieure aux lois positives qui ne sont que le reflet des préjugés des hommes). C’est ce critère commun qui permet d’établir la frontière entre ce qui doit et ce qui ne doit pas être.

Les apports cumulés de l’historien et du philosophe Montesquieu ont donc donné à ses successeurs les moyens de dépasser les contenus de classe qu’on pouvait déceler dans son œuvre, d’utiliser sa «science politique » pour «moraliser » l’économie, pour tenter de construire un projet de société différent, de concevoir de nouveaux rapports fondés sur les droits de l’homme qui puissent rétablir la dignité humaine.

Je terminerai en citant un paragraphe de l’éloge historique de l’abbé de Mably, fait par l’abbé Brizard, en 1787, devant l’Académie royale des inscriptions et Belles Lettres qui illustre bien la pérennité des idées de Montesquieu :

«Mais si les lois de la Nature sont oubliées, si les droits de l’homme sont foulés au pied, ils n’en sont pas moins imprescriptibles ; et de temps à autres quelques philosophes, stipulant pour l’espèce humaine, ont élevé la voix ; et protestant contre la surprise, l’oppres¬ sion et la violence ont attesté la première des lois, celle qui est anté-riure à toutes les autres : ainsi de nos jours ont fait le sage Locke, Montesquieu, Beccaria, le citoyen de Genève et l’abbé de Mably.

Ils ont réclamé les droits sacrés de la Nature ; et pour me servir d’une expression déjà consacrée, le genre humain avait perdu ses titres et ils les ont retrouvés. Ils les ont lus sur le front de l’homme, et mieux encore au fond de son coeur où ils étaient inscrits en caractères indélébiles : on peut les obscurcir, mais jamais les effacer.» (66) »

Valérie Bertrand.

(1) Cité dans G. Weulersse, Le mouvement physiocratique en France, 1756-1770, Paris, 1910, t. 1, p. 27. Nous savons maintenant grâce à la thèse très remarquable de S. Meysson-nier, La genèse de la pensée libérale en France au XVIIIe siècle (ronéotypé), 1987, Paris, que le débat dont il est question remonte à Boisguilbert, Melon, Dutot et quelques autres.

(2) Buonarroti, La conspiration pour l’égalité, 1928, rééd. Paris, 1957, t. 1, p. 27.

(3) Paris, 1959

(4) L’esprit des lois, Livre XX, chapitre IV.

(5) L’esprit des lois, livre I, chap. I.

(6) L’esprit des lois, Livre I, chap. II.

(7) L’esprit des lois, Livre I, chap. I.

(8) L’esprit des lois, Livre I, chap. III.

(9) L’esprit des lois, préface, p. 116.

(10) L’esprit des lois, Livre 1, chap. III.

(11) L’esprit des lois, préface, p. 116.

(12) L’esprit des lois, Livre XXVI, chap. I.

(13) L’esprit des lois, Livre XX, chap. IV.

(14) L’esprit des lois, Livre XX, chap. IV.

(15) L’esprit des lois, Livre XX, chap. IV.

(16) L’esprit des lois, Livre XX, chap. I.

(17) L’esprit des lois, Livre XX, chap. II.

(18) L’esprit des lois, Livre XX, chap. IX.

(19) L’esprit des lois, Livre XX, chap. II.

(20) L’esprit des lois, Livre II, chap. III.

(21) L’esprit des lois, Livre III, chap. Ill (souligné par nous V. B.).

(22) L’esprit des lois, Livre XX, chap. IV.

(23) L’esprit des lois, Livre XX, chap. IV.

(24) L’esprit des lois, Livre XX, chap. X.

(25) L’esprit des lois, Livre XX, chap. X.

(26) L’esprit des lois, Livre XX, chap. X.

(27) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XIX.

(28) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XII (souligné par nous V. B.).

(29) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XII.

(30) L’esprit des lois, Livre XI, chap. IV.

(31) L’esprit des lois, Livre XI, chap. IV.

(32) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XIII.

(33) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XII.

(34) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XIII.

(35) L’esprit des lois, Livre XX, chap. II.

(36) L’esprit des lois, Livre XIII, chap. I.

(37) L’esprit de lois, Livre XIII, chap. VII et chap. XIX.

(38) L’esprit des lois, Livre XXIII, chap. XI.

(39) L’esprit des lois, Livre XIII, chap. VII et chap. XIX.

(40) L’esprit des lois, Livre XII, chap. XV.

(41) L’esprit des lois, Livre V, chap. Vili. <42) L’esprit des lois, Livre XIII, chap. XIV.

(43) L’esprit des lois, Livre VII, chap. I.

(44) L’esprit des lois, Livre VII, chap. IV.

(45) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XI.

(46) L’esprit des lois, Livre XXII, chap. XVII.

(47) L’esprit des lois, Livre XXII, chap. XVII.

(48) L’esprit des lois, Livre XX, chap. XXIII.

(49) L’esprit des lois, Livre XXIII, chap. XXIX.

(50) L’esprit des lois, Livre XXIII, chap. XV.

(51) L’esprit des lois, Livre XXIII, chap. XV.

(52) L’esprit des lois, Livre XXIII, chap. XIV.

(53) L’esprit des lois, Livre XXIII, chap. XIV.

(54) L’esprit des lois, Livre I, chap. III.

(55) L’esprit des lois, Livre XV, Chap. IX.

(56) L’esprit des lois, Livre XV, chap. IX.

(57) L’esprit des lois, Livre XV, chap. Vili.

(58) L’esprit des lois, Livre XV, chap. IX.

(59) L’esprit des lois, Livre IV, chap. VII.

(60) Cf. les nombreuses réactions divergentes à la sortie du film MISSION de R. Joffé, 1986.

(61) L’esprit des lois, Livre VII, chap. II.

(62) François Quesnay, Despotisme de la Chine, in F. Quesnay et la Physiocratie, T. 2, p. 923, Paris, I.N.E.D., 1958.

(63) S. Kaplan, Le complot de famine : histoire d’une rumeur au XVIIIe siècle, Cahiers des Annales, Colin, Paris, 1982.

(64) E. Cassirer, La philosophie des Lumières, 1932, trad. Brionne, G. Monfort, 1982, p. 54 (souligné par nous V. B.).

(65) B. Groethuysen, Philosophie de la révolution française, Paris, 1956, rééd., Gonthier, 1966.

(66) Mably, Œuvres complètes, tome I, p. 38 et 39, édition de 1791.

« Modifier nos modes de consommation et de production implique un changement d’échelle »

Le directeur de l’Agence française de développement juge urgent de réformer les investissements

ENTRETIEN

Quels financements sont aujourd’hui dévolus à la nature et quels investissements sont nécessaires ? Par quels moyens est-il possible de mobiliser ces ressources ? C’est pour répondre à ces questions que l’ONG internationale Global Canopy publie lundi 11 janvier, à l’occasion du One Planet Summit, LePetit Livre de l’investissement pour la nature, en collaboration avec l’Agence française de développement (AFD). Pour le directeur général de cette dernière, Rémy Rioux, il est urgent de réformer les subventions néfastes.

Que peut apporter ce guide ?

La question des financements sera un enjeu crucial de la conférence mondiale sur la biodiversité (COP15). Pour que l’on obtienne le meilleur accord possible en Chine fin 2021, il faut qu’il y ait de l’ambition et de l’innovation du côté des instruments financiers. C’est un élément-clé pour rendre les discussions concrètes et donner confiance aux différentes parties. Ce guide permet d’apporter de la clarté sur les enjeux et de tracer le chemin à parcourir.

A combien évalue-t-on les besoins de financements ?

De façon schématique, nous avons besoin de 1 000 milliards de dollars [819 milliards d’euros] par an d’ici à 2030 pour protéger un tiers de la planète et mettre en place un système de production et de consommation qui préserve la nature. Or nous avons aujourd’hui environ 150 milliards par an, soit 15 % de ce qui est nécessaire. Il faut faire des progrès significatifs. Avec deux problèmes majeurs à régler : 80 % des financements actuels sont publics ; et l’essentiel de ces flux concerne les seuls pays de l’OCDE. Il faut les réorienter vers le Sud, où se trouvent les plus grandes richesses biologiques.

LePetit Livre propose une palette d’options pour parvenir à résorber le déficit. Quelles sont les plus importantes ?

D’abord réorienter les subventions néfastes. Aujourd’hui, pour un euro dépensé pour préserver la biodiversité, on en dépense cinq ou six dans des mécanismes publics destructeurs de la nature. Ce mouvement simple, sans surcoût, permettrait de doubler le financement public de la biodiversité.

L’autre grand sujet, c’est de transformer les investissements privés pour les rendre plus protecteurs. Les banques publiques de développement doivent jouer ici pleinement leur rôle et créer un effet d’entraînement. Nous avons lancé une coalition rassemblant les 450 banques publiques de développement au monde pour plus d’investissements de qualité et pour inciter le secteur privé à suivre.

Quel rôle peut avoir la finance dans la transformation en profondeur de nos systèmes de production et de consommation ?

Jusqu’à une date très récente, la biodiversité, c’était la conservation et les aires protégées. C’est indispensable, mais on ne réussira pas à protéger la planète uniquement avec cet instrument. Dès que l’on parle de modifier nos modes de consommation et de production, cela implique de nouvelles alliances et un changement d’échelle.

La question de la métrique, de la redevabilité, de ce qu’est la finance biodiversité devient alors centrale. La « task force on nature-related financial disclosures » [un groupe de travail sur la publication d’informations financières relatives à la nature dont le lancement devait être annoncé lors du One Planet Summit], que l’AFD appuie, est très importante pour mettre en place des règles de suivi. Nous avons besoin d’un cadre commun.

En quoi la convergence climat-biodiversité est-elle importante ?

Il faut s’appuyer sur la force politique qui existe autour des questions climatiques et faire progresser la finance [liée à la protection de la] biodiversité à mesure que la finance [liée celle du]climat augmente. D’ici à 2025, 30 % des financements climat de l’AFD auront un bilan directement positif pour la nature. Si la Banque mondiale, la China Development Bank ou la BNDES brésilienne rejoignent ce mouvement, cela peut faire une réelle différence. Un signal financier positif donne confiance dans la possibilité de la transition.

ARCHIVES D’UN COURS A PARIS 8 (séance du 31 octobre 2007)

La figure du promeneur de musée : projection des films de Rey-Hong Lin et Luen-Yu Lu
(l’expérience du Mobile Studio au Mamco et au Centre culturel suisse, saison 2006-2007)

Deux textes de référence associés au cours

Michel FOUCAULT, Le musée comme hétérotopie

Michel FOUCAULT, « Des espaces autres », Dits et écrits, 1984, Quarto Gallimard, pp. 1571-1581 + Utopies et hétérotopies, CD, INA mémoire vive, 2004
Extraits :
« Quatrième principe. Les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c’est-à-dire qu’elles ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ; l’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel; on voit par là que le cimetière est bien un lieu hautement hétérotopique, puisque le cimetière commence avec cette étrange hétérochronie qu’est, pour un individu, la perte de la vie, et cette quasi éternité où il ne cesse pas de se dissoudre et de s’effacer.
D’une façon générale, dans une société comme la nôtre, hétérotopie et hétérochronie s’organisent et s’arrangent d’une façon relativement complexe. Il y a d’abord les hétérotopies du temps qui s’accumule à l’infini, par exemple les musées, les bibliothèques; musées et bibliothèques sont des hétérotopies dans lesquelles le temps ne cesse de s’amonceler et de se jucher au sommet de lui-même, alors qu’au XVIIe, jusqu’à la fin du XVIIe siècle encore, les musées et les bibliothèques étaient l’expression d’un choix individuel. En revanche, l’idée de tout accumuler, l’idée de constituer une sorte d’archive générale, la volonté d’enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes, tous les goûts, l’idée de constituer un lieu de tous les temps qui soit lui-même hors du temps, et inaccessible à sa morsure, le projet d’organiser ainsi une sorte d’accumulation perpétuelle et indéfinie du temps dans un lieu qui ne bougerait pas, eh bien, tout cela appartient à notre modernité. Le musée et la bibliothèque sont des hétérotopies qui sont propres à la culture occidentale du XIXe siècle.» [début de la plage 5 du CD]


Christian BERNARD, La figure du promeneur de musée 

 Christian BERNARD : « Art,musée, contemporain, artiste», notes à propos du MAMCO, années 90.
Ce texte est ancien. Récemment Christian Bernard a fait un récit oral rétrospectif du Mamco. Il développe cette idée du promeneur de musée et de la « parole comme médium de l’espace muséal ».
Extraits : « 01_
Background sensuel. Parler de ce qu’on voit, ça paraît plus naturel à la radio où l’on ne voit rien dans un enregistrement qui ne restitue que du son, mais parler de ce qu’on voit, c’est précisément la condition de voir et on en fait vraiment l’épreuve dans la promenade au sein du musée où tant de signes sont articulés dont très peu forment de petites chaînes signifiantes pour le promeneur même attentif. Et la parole est vraiment le médium de l’espace muséal tel que l’on conçoit. En même temps la parole dans le musée, c’est évidemment la nôtre, c’est la parole du musée au sens de ses qualités sonores propres parce que ce n’est pas un studio d’enregistrement où les sons sont bienvenus dans une sorte de neutralité que ne dérange qu’un bruit de chaise parfois. En revanche dans le musée, il y a une qualité sonore du musée, de cet espace post-industriel et qui fait partie de la tonalité et qui est une des conditions de construction de sa présentation et qui contribue à qualifier périphériquement la conception qu’on en a : le bruit des pas, la façon dont ça résonne et dont ça résonne différemment d’un étage à l’autre, la plus ou moins grande proximité des bruits de la rue ou des chantiers avoisinants. Il y a toute une dimension sonore spécifique qui croise des ambiances du passé et du présent, qui croise des dimensions sonores propres à l’usine et à l’architecture qui a été conçue pour elle et puis évidemment ensuite ces dimensions sonores se tressent avec celles qui sont proposées par les aménagements du musée et les œuvres et selon les salles plus ou moins grandes, plus ou moins saturées d’œuvres et selon la nature des œuvres évidemment la sonorité ambiante varie. De ça, cet enregistrement ne rend pas compte, non plus. Effectivement, c’est une chose qui fera toujours défaut en plus de l’image que nous n’avons pas quand on enregistre, mais que cet enregistrement accompagnera peut-être. Et aussi la dimension olfactive qui n’est pas négligeable au musée et qui là aussi tresse des éléments du passé notamment la profonde basse continue des odeurs d’huile des machines qui occupaient ce lieu et puis l’odeur de peinture fraîche qui est très forte au début des séquences et qui va s’éteignant pendant les trois ou quatre mois où les expositions sont présentées. Donc il y a ce concours des odeurs du passé et du présent qui forment aussi la qualité du lieu. Il y a évidemment le concours des lumières et les tubes fluorescents qui éclairent et tout cela construit un complexe de sensations qui est très subtile en fait et qu’on perçoit peu et qu’évidemment l’enregistrement ne peut évoquer qu’à titre de description mais ne peut pas faire pressentir. C’était très important pour moi d’avoir ce background sensuel ou perceptif qui n’a rien à voir avec celui qu’offrent les musées qu’on construit pour ça et qui ne donnent que l’odeur de l’architecte, si je puis dire, et des conceptions qu’il se fait des matières et des espaces. »


https://www.franceculture.fr/emissions/a-voix-nue/jean-claude-fasquelle-55-quatre-decennies-en-compagnie-decrivains

Communication d’Anne Cheng au colloque de rentrée 2020 du collège de France « Civilisations : questionner l’identité et la diversité » sous le titre même de son cours 2020-2021: « La Chine est-elle (encore) une civilisation?
résumé de la communication

« Telle est la question qui fera l’objet de mon nouveau cours au Collège de France. Elle a été provoquée par cette année 2020 si imprévue et inédite dans l’histoire de notre monde qui s’est retrouvé en quelques semaines plongé tout entier dans une crise sanitaire et – partant – économique généralisée, de quoi bouleverser et remettre radicalement en question notre idée de la civilisation, c’est-à-dire celle qui est propre à notre monde moderne, mû par des modèles économiques de type capitaliste et par une industrialisation et des technologies dites « avancées ». La civilisation (rarement le mot n’aura été autant galvaudé qu’aujourd’hui) est donc censée caractériser un monde dont les grandes puissances de la planète se considèrent comme constitutives de plein droit, en opposition plus ou moins explicite à celui de la « sauvagerie » ou de la « barbarie » des « autres ».

Dans ce tableau, il semble aller de soi que la Chine fait partie intégrante de la civilisation, d’autant plus qu’elle se projette elle-même comme une grande civilisation, voire comme l’une des rares dans l’histoire de l’humanité qui aient « perduré de manière continue pendant cinq mille ans » (c’est du moins la vulgate que l’on trouve un peu partout dans les médias). En conséquence, à aucun moment le regard porté sur la « civilisation chinoise », ni celui qu’elle porte sur elle-même, ne s’est posé la question qui a été pourtant soulevée au sujet de la « civilisation indienne », celle de savoir s’il ne s’agirait pas d’un mythe. Le parallèle avec l’Inde est une fois de plus éclairant en ce que les deux « géants de l’Asie », comme on aime les appeler, sont considérés comme des civilisations plurimillénaires autant que comme des États modernes, qui se comparent avantageusement aux civilisations beaucoup plus récentes que sont l’Europe et a fortiori l’Amérique du Nord. Or, la pandémie qui s’est répandue cette année dans le monde entier à partir du cœur du bien nommé « Pays du milieu » et les réactions qu’elle a suscitées chez ses dirigeants et ceux des autres grandes puissances devraient nous amener à nous interroger sur la signification de la notion de « civilisation » appliquée à notre monde moderne, et tout particulièrement sur la pérennité et la nature de la civilisation unique que la Chine est censée constituer à elle seule. »

https://www.college-de-france.fr/site/colloque-2020/symposium-2020-10-23-10h15.htm

Le programme du cours 2020-2021 lui-même

https://www.college-de-france.fr/site/anne-cheng/course-2020-2021.htm

« Après s’être intéressée aux constructions anciennes et actuelles de la figure de Confucius, ainsi qu’aux prétentions chinoises à l’universalité, notamment dans ses relations avec le grand voisin indien, Anne Cheng posera cette année la question : dans quelle mesure la Chine est-elle, encore aujourd’hui, une civilisation ? »

Vidéo du premier cours devant une salle vide.

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