Le monde du jour
Priver le carnage niçois de toute signification politique, au prétexte que son auteur, Mohamed Lahouaiej Bouhlel, était instable psychiquement, nous place devant notre incapacité à envisager sérieusement la force spécifique de Daech, rappelle Jean Birnbaum, responsable du « Monde des livres ».
Dès le lendemain du massacre qu’il a perpétré à Nice le 14 juillet, Mohamed Lahouaiej Bouhlel a été décrit comme une personnalité fragile, dépressive, aux tendances psychotiques. Le tueur présentait notamment « des problèmes avec son corps », a témoigné un psychiatre tunisien naguère consulté par le jeune homme.
« C’est l’acte d’un fou », a résumé l’une de ses voisines au Monde. Depuis lors, beaucoup ont posé la question : même si le carnage de Nice a été prémédité, peut-on vraiment parler d’entreprise terroriste à propos d’un homme qui n’avait pas toute sa raison ?
En vérité cette question ressurgit presque à chaque attentat, et elle est révélatrice à plus d’un titre. Elle dit d’abord quelque chose de notre rapport collectif à la folie. Car poser la question en ces termes, c’est suggérer que l’acte meurtrier, dès lors qu’il serait emprunt de délire, serait vidé de tout élan politique et religieux.
Selon ce point de vue, la virée sanglante d’un esprit « dérangé » comme Mohamed Lahouaiej Bouhlel ne saurait être mise en rapport avec le programme de l’organisation Etat islamique (EI). Bien plus, le fait que ce dernier ait revendiqué le massacre laisserait penser que le mouvement djihadiste traverse une mauvaise passe : s’il en est réduit à « récupérer » tel ou tel acte commis par des esprits faibles, n’est-ce pas le signe que l’EI est elle-même affaiblie ?
Le délire comme miroir d’une époque
Or il se pourrait bien que ce soit précisément le contraire. Car la démence individuelle, loin d’être coupée de l’histoire collective, éclaire ses principales lignes de front. La folie est habitée par la politique.
Dans un bel essai intitulé L’Homme qui se prenait pour Napoléon (Gallimard, 2011), l’historienne Laure Murat a montré comment le délire constitue le miroir d’une époque. En 1793, alors que la guillotine fonctionnait à plein, les asiles étaient remplis de gens persuadés d’avoir « perdu la tête ». En 1840, quand les cendres de Napoléon furent ramenées en France, nombre de patients s’autoproclamèrent empereur…
Délirer le présent, c’est en dévoiler une part de vérité. Mieux : la folie exprime un certain état de l’imaginaire politique et des rapports de force qui le structurent.
Envisagé à cette aune, le geste de Mohamed Lahouaiej Bouhlel paraît ambivalent. D’un côté, il doit être considéré dans sa singularité, sans le rabattre immédiatement sur de précédents épisodes terroristes ni y répondre par une vaine surenchère « sécuritaire ». D’un autre côté, il n’en révèle pas moins l’immense aura de l’EI. Non seulement parce que le tueur s’est calé sur un modèle opérationnel maintes fois recommandé par les djihadistes. Mais surtout parce que son acte illustre le gigantesque pouvoir d’aimantation d’un mouvement désormais assez puissant pour polariser les énergies fantasmatiques et les désirs d’identification par-delà les frontières nationales et sociales, mais aussi par-delà les limites de la raison.
Quels que soient les liens réels des tueurs avec lui, l’EI est maintenant si omniprésent dans les têtes que le passage à l’acte devient, par excellence, le passage à Daech. Et si on ignore encore quelle place l’EI occupera dans l’avenir de la conscience humaine, on peut d’ores et déjà affirmer qu’il aura laissé des traces dans l’histoire de la déraison.
Foi et raison
Cependant, la tentation de priver le carnage niçois de toute signification politique, au prétexte que son auteur était instable psychiquement, ne fait pas que mettre en lumière notre relation à la folie.
Elle nous place surtout devant notre incapacité à envisager sérieusement la force spécifique de l’EI, phénomène qui déjoue tant de certitudes acquises, tant de raisonnements routiniers.
Cette force singulière est celle qui permet d’attirer des femmes et des hommes qui, malgré des origines très diverses, finissent par s’ébranler ensemble vers un horizon commun. Bourgeois et prolétaires, ignorants comme érudits, convertis récents ou croyants de longue date, tous s’inscrivent dans une communauté de textes dont la seule unité est religieuse. Ce qui les rassemble, c’est la référence à tel verset du Coran, à tel ange protecteur, à telle révélation prophétique…
Or, aux yeux de ceux qui n’y croient pas, les contenus de la foi paraissent insensés. Pour des esprits rationalistes et sécularisés, tout fou de dieu est un fou tout court. Et voici une contradiction majeure : si nous assimilons spontanément le djihadisme au délire, au nom de quoi pourrions-nous dénier toute prétention djihadiste aux personnes fragiles psychiquement ? Il y a là une incohérence qui devrait faire réfléchir.
Dans la vidéo où il revendiquait le meurtre d’un policier et de sa femme à Magnanville (Yvelines), le 13 juin, le jeune Larossi Abballa concluait son discours par ces mots : « Le croyant est le miroir du croyant ». La formule est forte. Elle souligne à quel point notre certitude (la foi comme pure illusion) trouve son reflet inversé dans la conviction du djihadiste (la raison comme simple fiction).
Le barbare, disait Lévi-Strauss, c’est celui qui croit à la barbarie. De même, quiconque se hâte de décrire les djihadistes comme une bande de fous ferait bien de reconnaître combien ces esprits « dérangés » dérangent ses propres dogmes.