Paul B Preciado. Cette vache pourrait être ma mère

« Même si nous savons l’horreur des abattoirs, nous continuons à manger de la viande. Quand serons-nous des nettoyants écologiques tels les condors ou les vautours ?

Il y a quelques mois, j’ai lu une histoire que je n’arrive plus à faire sortir de mes rêves. Deux vaches sur cent conduites à l’abattoir sont enceintes et sont abattues en état de gestation avancée. La transformation immédiate de la vache en capital (viande, peau, os, sang) est plus avantageuse que le coût que supposerait d’attendre que la vache donne naissance au veau et l’alimente. Au moment de son sacrifice, le veau est vivant dans son ventre. Souvent, le veau ne meurt que lorsque la vache est démembrée. L’article scientifique indiquait qu’il est impossible d’empêcher la souffrance du bébé. Alors que la vache, si elle est sacrifiée par un rituel non halal, reçoit un choc électrique destiné à l’étourdir pendant la saignée et l’abattage (et nous ne disons pas qu’il s’agit d’une mort sans douleur), le veau, affirme l’enquête, demeure pleinement conscient de la mort. Il assiste donc au meurtre industriel de sa mère. Sa brève naissance est, pour ainsi dire, déclenchée par la mort de sa génitrice. Le fils veille sur elle, contemple sa mort et n’est assassiné que par la suite. La vache est transformée en viande et en dérivés. Le veau est jeté à la poubelle. Dans mon cerveau de dormeur, le récit se transforme en cauchemar : dans un abattoir, dont les locaux rappellent la cour de l’école où j’ai étudié, une vache est sacrifiée. Et lorsque sa carcasse est ouverte, les bouchers retrouvent un veau vivant qui les regarde faire. Je suis témoin de la scène et je veux courir, ramasser le petit pour qu’il ne tombe pas. Mais j’en suis incapable. Cette image me revient plusieurs fois alors que je suis réveillé. Cette vache, me dis-je quand je me lève, ça pourrait être ma mère et ce veau pourrait être moi.

L’humain et le bovin sont, après tout, des mammifères placentaires dotés d’un système cognitif complexe : nous entendons, nous voyons, nous sentons, nous aimons. J’ai passé de longues périodes de mon enfance dans un village de Cantabrie, entouré de vaches que nous appelions par leur nom. J’ai vu naître plusieurs veaux. Tomber du vagin de la vache sur le sol comme un paquet qui s’effondrait. Ou bien sortir du corps d’une vache assise, petit à petit, tels des spéléologues découvrant avec émerveillement un autre monde au bout d’un tunnel. J’ai vu le placenta suspendu au corps de la vache comme un imperméable rose et humide duquel le veau s’extrait pour naître. Et j’ai vu des veaux s’emmêler dans les placentas, comme des drag-queens qui trébuchent sur leurs propres boas roses, leurs jambes trop longues et fragiles, comme des talons auxquels ils ne sont pas encore habitués. Chaque soir, lorsque ma tante trayait une vache, je lui tenais la queue. Chacune avait son caractère : certaines étaient gentilles, d’autres attendaient de vous avoir à portée de main pour vous cogner avec leur cou. Parfois, ma tante tournait l’un des mamelons pendant la traite et j’ouvrais la bouche pour recevoir, de loin, un jet de lait chaud qui coulait sur ma langue. Les gouttes sautaient sur mon visage. L’odeur âcre du lait, au foin de pâturages et aux poils de vaches mélangés pendant des jours à ma propre peau. J’aimais leur nettoyer les yeux pour éloigner les mouches. J’étais impressionné par leurs cils bouclés. Et par leur langue aussi longue qu’une main qui caresse une autre main. Chaque nuit, ma grand-mère et moi descendions l’allée du beffroi avec une carafe pleine de lait encore chaud. Lorsque nous arrivions chez nous, ma grand-mère ramassait la couche de crème restée en surface du lait. Elle la pliait comme si elle roulait un gant de latex blanc et en faisait un petit beurre en forme de demi-lune.

Je me demande comment et pourquoi je continue à manger de la viande. Après avoir été végétarien pendant des années, j’ai recommencé à manger de la chair de mammifère en 2014 lorsque je suis passé à une dose supérieure de testostérone. Avec une précision déroutante, presque mathématique, dix-huit heures après une injection de 250 mg de cypionate de testostérone, mon corps végétarien devenait un loup pour mes congénères quadrupèdes. Moi qui avais toujours détesté la texture du muscle entre mes dents, me réveillais obsédé par l’idée de dévorer un steak. Le métabolisme de la testostérone dans le corps produit un litre de sang supplémentaire, avec les globules rouges correspondants, et exige un supplément protéique. Mais il n’y a pas d’excuse. Il y a des protéines végétales.

Manger de la viande exige de moi l’ignorance de tout ce que je sais. L’occlusion de ma propre mémoire. L’oubli de ce que j’ai ressenti et appris. En échange d’un petit confort de carnivore testostéroné. De la facilité d’un geste commercial. Cette distance, voir cet antagonisme, entre savoir et agir, entre mémoire et projection du futur, entre sentiment et désir est la condition propre de la nécropolitique. Nous ne pouvons pas dire que nous ne savons pas. Nous savons. Nous connaissons la réalité des abattoirs. Nous connaissons la réalité des frontières. Nous voyons chaque jour ce qui se passe en Méditerranée. Nous voyons devant nous se produire l’hécatombe écologique et politique. Et nous choisissons de continuer à manger. De continuer à voter. Il n’y a pas d’excuse. Il ne peut y avoir aucune excuse.

Apprenons du condor et du vautour, ces animaux charognards auxquels le discours culturel, sans aucun doute chargé de la culpabilité de notre capacité d’exterminer et de détruire, a fait si mauvaise presse. Apprenons à nous positionner au sommet de la chaîne trophique, non plus en tant que grands prédateurs mais comme nettoyants écologiques. Apprenons de la plante et de sa capacité à casser des molécules de chlorophylle avec les rayons de lumière et à transformer la matière inorganique en organique. Apprenons des colonies d’arbres qui partagent et distribuent l’eau à travers leurs racines. Apprenons du ver qui fait une orgie avec la terre. Tirons les leçons de la machine et de sa manière d’alimenter ses circuits à l’aide de l’énergie solaire. Soyons condor, soyons vautour, soyons plante, soyons arbre, soyons ver, soyons machine. «

In Libé

Paul B. Preciado. Les gilets nus

In Libé du jour.

On assiste, avec la mobilisation des gilet jaunes, à l’européanisation du conflit grec de 2015 ou à l’hellénisation de la révolte hexagonale.

« Comme j’ai déménagé, il y a peu de temps, d’Athènes à Paris, j’étais surpris, samedi dernier, de voir, par ma fenêtre, plusieurs poubelles en feu et des corps, confrontés à une police armée pour la guerre, émerger d’une masse de fumée. J’ai eu l’étrange impression d’être encore dans les rues qui mènent à la place Syntagma. On assiste, avec la montée des gilets jaunes, à l’hellénisation du conflit hexagonal, ou à l’européanisation du conflit grec. Ce qui se passe, c’est le déplacement des formes d’oppression, mais aussi de résistance et de contestation, depuis les marges de l’Europe vers le centre. L’onde de choc de la crise des institutions démocratiques européennes qui a secoué les «Pigs» (Portugal, Italie, Grèce et Espagne) en 2011 et qui a éclaté en Grèce en juillet 2015, lorsque la communauté européenne a refusé d’accepter les conséquences politiques du résultat du référendum concernant le sauvetage financier pour décider l’imposition de mesures d’austérité, cette onde de choc ne pouvait être contenue dans les marges et elle a progressivement atteint le centre. L’effondrement du Parlement grec favorisé et applaudi depuis leur trône colonial par ceux qu’on pourrait nommer – par opposition aux «Pigs» – «les loups» d’Europe, la France et l’Allemagne, n’était que le premier acte d’une explosion programmée de toutes les institutions démocratiques européennes.

Les mêmes politiques brutales appliquées en Grèce ont été progressivement étendues d’Athènes à Paris : néolibéralisation du marché du travail, étranglement fiscal des classes moyennes, démantèlement des institutions publiques, précarisation des travailleurs pauvres, militarisation des politiques migratoires, accentuation des langages institutionnels racistes comme seul moyen de donner une cohésion nationale à un tissu social fracturé.

Cette hellénisation des révoltes françaises tient aussi au fait que la France se soit transformée en cochon aux yeux du loup allemand. Les inégalités de la zone euro accentuées par les inégalités de classes font que les travailleurs français sont traités comme la «populace» grecque : ils sont devenus un autre sud destructible. «Qu’ils pourrissent», semblent affirmer à l’unisson multinationales, actionnaires et dirigeants, sans comprendre que la décomposition du Lumpen sera bientôt la leur. Personne, de ce côté de l’Europe, ne s’inquiétait de voir brûler Exárchia : ce qui brûle aujourd’hui, ce sont les Champs-Elysées.

La crise de la démocratie représentative en Grèce a été pensée depuis le centre de l’Europe comme une double crise de la dette et des réfugiés. Le corps du migrant, désigné comme une menace pour les frontières (raciales, sexuelles) du pays, a été attaqué en faveur de la reconstruction d’une image nationale forte (blanche, occidentale et masculine). En France, le déplacement du problème se répète. La crise de la démocratie représentative serait une réponse à la perte de pouvoir d’achat des classes ouvrières, des agriculteurs endettés et des salariés de la fonction publique, et au conflit pour la gestion de la migration dont l’extrême droite française – tout comme l’Aube dorée en Grèce – se nourrit. Nous sommes, pour le dire avec Pasolini, face au processus par lequel une sous-culture de la colère absorbe une sous-culture de l’opposition.

Cette transformation alchimique de la puissance de la révolte en néonationalisme conduit à l’opposition entre le gilet jaune et le drapeau vert, entre le gilet jaune et le bonnet rose : il faudrait choisir entre la révolte des classes et l’écologie, entre la critique du néolibéralisme et la révolution transféministe. Les idées patriarcales et coloniales de représentation politique, d’Etat-nation, de famille et de citoyenneté ont subi une érosion sans précédent au cours des cinquante dernières années. D’en bas, elles ont été remises en question par des minorités (comprises, non pas en termes de nombre, mais en termes d’oppression et de potentiel révolutionnaire) de genre, de sexe et de race qui ont dénoncé le fonctionnement de ces institutions de la modernité en tant que technologies d’oppression. Les processus de décolonisation et de dépatriarcalisation atteignent aujourd’hui une dimension planétaire et exigent l’invention de nouvelles institutions et de nouveaux contrats sociaux. De manière simultanée mais inverse, les processus de financiarisation de l’économie et de robotisation du travail ont vidé de contenu et de pouvoir les centres de décision nationaux de l’ancien régime et ont estompé les formes d’action et de réaction qui donnaient une cohésion politique à la révolte de la classe ouvrière. La nouvelle masse de cyberprolétaires et de paysannes low cost manque de e-conscience et méconnaît ses alliances transféministes et anticoloniales.

Il est nécessaire d’en finir avec le faux dilemme du choix entre les luttes de classes et les luttes trans-féministes et anticoloniales. Nous sommes confrontés à un processus total de révolution planétaire opposé à la vieille culture nécropolitique patriarco-coloniale-capitaliste. Ce nouveau mouvement éco-transféministe ne peut être que révolutionnaire puisqu’il exige à la fois un changement des modes de production et de reproduction de la vie sur la planète, du corps au territoire, de l’institution à l’imaginaire. Face à cette révolution internationale se met en marche un autre processus de contre-révolution néonationaliste patriarcale, qui utilise la révolte des précaires comme carburant alchimique, des Etats-Unis au Brésil en passant par la Turquie, l’Andalousie, la Grèce, mais aussi la France. La dérive hellénique du conflit français exige l’européanisation immédiate de la lutte. Ce n’est qu’à partir de cet horizon européen et planétaire qu’il est possible d’affronter la crise de la démocratie représentative et la fin du cycle du régime charbon-patriarcat-capitalisme.

La question n’est plus de porter ou pas un gilet jaune, mais plutôt de laisser tomber les culottes de lutteurs virils. Soyons nus sous les gilets. Affirmons notre condition de corps vulnérables contre le capitalisme patriarco-colonial. Affirmons notre condition de vivant. Ramenons la sensualité et la poésie au cœur du combat, que chaque gilet nu en embrasse un autre, chaque jour une bouche différente, sans identité et sans papiers. Mettons de l’amour dans la révolte et des paillettes dans la colère afin que l’extrême droite ne puisse pas se nourrir de ce soulèvement. Que le combat soit joyeux, qu’il soit queer. Parlons avec violence au pouvoir : que ce soient les mots et non les corps qui se déchirent. Et soyons doux en embrassant les rues. Que les mains tremblantes et les jambes faibles soient nos guides dans la bagarre. Que la seule chose à sacrifier soit le nom de tous les dictateurs, passés et futurs. »

Paul B. Preciado Philosophe

Jacques Lévy. La justice, d’abord spatiale

Pour le géographe Jacques Lévy, les revendications des gilets jaunes doivent trouver une réponse dans la façon d’organiser les territoires.

La justice, d’abord spatiale

Fédéré au départ par une série de revendications liées à la circulation automobile (prix du carburant, vitesses limites, radars, contrôle technique…), le mouvement politique des gilets jaunes confirme que le débat sur la justice se joue aussi, et peut-être désormais d’abord, sur les réseaux et les territoires, l’espace et la spatialité. Nos concitoyens parlent de justice et d’espace, spontanément et intelligemment. Les habitants ordinaires que nous avons rencontrés sur nos terrains de recherche (1) nous ont présenté des idées cohérentes que nous n’avions aucun mal à relier aux travaux de John Rawls, Robert Nozick ou Amartya Sen. Ce que nous ont dit nombre de nos interlocuteurs, c’est que la liberté et l’égalité ne doivent plus être vues «en parallèle», c’est-à-dire en tension, mais «en série», l’une étant rendue possible par l’autre. Pour eux, la liberté d’invention de soi suppose un socle d’égalité constitué de trois piliers : un droit au même niveau d’éducation partout, une lutte résolue pour éradiquer la pauvreté et le respect de la règle par tous. Ils ont ainsi remis en cause un rapport gauche-droite vieux de deux cents ans, qu’on aurait pu croire inoxydable, et dessiné un nouveau plan de conflit entre conservateurs et progressistes.

Ils ont aussi borné le champ de la justice, qui dépend d’un équilibre entre des contraintes et des choix. La plupart des habitants du périurbain nous ont ainsi expliqué que vivre dans un tel espace résultait pour eux d’un choix de vie et que, le faisant, ils n’ignoraient pas qu’ils dépendraient de leur voiture et n’auraient pas à leur porte les mêmes services qu’au centre-ville. Certains (nombreux aussi parmi les gilets jaunes), soutenus par des politiques publiques qui ont souvent défendul’accession à la propriété, ont assimilé droit au logement et droit à la propriété du logement : le statut de propriétaire crée des rigidités et des fragilités, tandis que le prêt à taux zéro invite à l’étalement urbain dont on peut contester les bienfaits.

Pour assurer la justice, il ne suffit pas de redistribuer des biens privés, comme l’argent des impôts ou du RSA. Il faut aussi, et de plus en plus, coproduire les biens publics pour que l’espace permette de coexister. Comment alors faire en sorte que le droit au bien public «mobilité» soit compatible avec d’autres biens publics tels que l’urbanité, le climat ou la santé ? Et jusqu’à quel point les modes d’habiter et de cohabiter – dans les centres-villes, les banlieues, le périurbain… – sont-ils hiérarchisables en fonction de leur compatibilité avec les biens publics existants ou désirables ? La réponse n’est pas déjà écrite.

La justice spatiale et la justice en général ne sont pas des questions pour experts. La recherche d’une commune mesure entre des demandes parfois divergentes ne peut être le fait d’une philosophie politique intemporelle et «hors-sol». Les valeurs fondatrices, leur articulation et leur mise en pratique sont une construction sans cesse remise en question, à laquelle tous devraient être invités à contribuer. On peut juger que les gilets jaunes ont mal formulé leurs questions ou ont mal répondu à celles que d’autres leur posaient. A la société dans son ensemble de proposer d’autres formulations sans pour autant renvoyer dans l’ombre ceux qui se sont invités, à leur manière, déconcertante, sur la scène publique. Cela suppose d’organiser le dialogue entre citoyens. Il faudrait s’assurer, pour qu’aucune parole ne se perde, que les conflits soient explicités avec soin et bienveillance et que la démocratie représentative en sorte non affaiblie mais renforcée. Un lourd, un beau travail en perspective : ne pas trop attendre pour s’y lancer.

(1) Nous avons réalisé trois enquêtes au Portugal, en Suisse et en France pour préparer le livre Théorie de la justice spatiale (Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas, éditions Odile Jacob, 2018).
Jacques Lévy Professeur de géographie et d’urbanisme, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), université de Reims, membre du rhizome Chôros