Clément Rosset, Le Réel et son double, essai sur l’illusion. Lecture

Lecture de Clément Rosset, Le Réel et son double, essai sur l’illusion,Gallimard, 1984, Paris. Sur les concepts de réel, réalité, événement, objet et autres notions et définitions soulignés en rose dans le cours du texte.

4e de couverture
Rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserve l’impérieuse prérogative du réel. Cette faculté se trouve si souvent prise en défaut qu’il semble raisonnable d’imaginer qu’elle n’implique pas la reconnaissance d’un droit imprescriptible —celui du réel à être perçu— mais figure plutôt une sorte de tolérance, conditionnelle et provisoire. Le réel n’est généralement admis que sous certaines conditions et seulement jusqu’à un certain point: s’il abuse et se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. Un arrêt de perception met alors la conscience à l’abri de tout spectacle indésirable. Quant au réel, s’il insiste et tient absolument à être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs. Car dans l’illusion, c’est-à-dire la forme la plus courante de mise à l’écart du réel, il n’y a pas à signaler de refus de perception à proprement parler. La chose n’y est pas niée: seulement déplacée, mise ailleurs.
Cet essai vise à illustrer le lien entre l’illusion et le double, à montrer que la structure fondamentale de l’illusion n’est autre que la structure paradoxale du double. Paradoxale, car la notion de double implique en elle-même un paradoxe: d’être à la fois elle-même et l’autre.

1. L’illusion oraculaire: l’événement et son double

(page 26) Or on sait que l’homme, s’il possède le privilège de penser, n’a pas reçu le don d’ubiquité intellectuelle: il pense quelque chose à un moment donné, et rien d’autre à ce moment-là.

(page 42) Il est temps de reconnaître enfin dans cet «autre événement» —«attendu» peut-être mais ni pensé ni imaginé—  que l’événement réel a biffé en s’accomplissant, la structure fondamentale du double.

(page 46) Quand aux événements réellement arrivés, ils sont comme des singeries de ce réel; et l’ensemble des événements réels  apparaît ainsi comme une vaste caricature de la réalité. C’est en sens que la vie n’est qu’un songe, une fable mensongère, ou encore une histoire racontée par un idiot, comme le dit Macbeth. Le sentiment d’être dupé par la réalité —qui exprime la plus générale des histoires d’oracles—, d’être constamment trompé par ce faux réel qui se substitue in extremis au véritable réel, qu’on n’a jamais vu et qui n’aura jamais lieu, ce sentiment d’être joué pourrait être rendu par l’expression populaire selon laquelle certaines réalités, certains actes, ne sont, précisément «pas de jeu». (pages 48-49) On pourra remarquer sur ce point que la réalisation d’un événement, non pas prédit par un oracle, mais simplement prévu par le bon sens, observant la conjoncture et une ensemble de signes avant-coureurs, est toujours surprenante dans le sens où l’oracle peut surprendre: c’est-à-dire que la surprise, dans les deux cas, se résume à ce que A est bien A et non pas B. Tel est le tour du destin, comme celui de la prévision raisonnable, que de faire s’escamoter le double de l’unique. On annonce un matin, à la radio, que M. le président est au plus mal; annoncée dans la soirée, la mort du président surprend (c’était donc bien cela, A était donc bien A). C’est d’ailleurs en raison de cette nature toujours surprenante de l’événement que la notion de gestion, suggérée par les oracles, prend un sens réel et universel. 

(pages 50) En somme, la profondeur et la vérité de la parole oraculaire sont moins de prédire le futur que de dire la nécessité asphyxiante du présent, le caractère inéluctable de ce qui arrive maintenant. La prédiction à l’avance a valeur surtout symbolique: simple projection dans le temps de ce qui attend l’homme à chaque instant de sa vie présente. A tout moment, il aura affaire à cela, et à rien d’autre: que la circonstance soit gaie ou triste, qu’il triomphe ou qu’il meure, il est de toute façon acculé. Pas d’échappatoire —pas de double: c’est cela qu’annonçait l’oracle à l’avance, et avec raison. «On n’échappe pas au destin» signifie tout simplement qu’on n’échappe pas au réel. Ce qui est et ne peut (page51) pas ne pas être. C’est à peu près ce que dit Lady Macbeth  à son époux, autre illustre victime de la littérature oraculaire: What is done is done. Ce qui existe est à jamais univoque: les doubles se dissipent à l’orée du réel, par enchantement ou par malédiction, selon que l’événement est favorable ou défavorable. Ne reste que l’événement coïncidant avec lui-même, comme à la fin de Macbeth, […]
Avant de se lancer dans un dernier combat contre son propre destin, c’est-à-dire contre lui-même, Macbeth prononce les paroles fameuses: «La vie est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien». La pensée du chaos et de l’insignifiance prend ainsi le dessus au moment du contact avec le réel. C’est que jusqu’à l’instant ultime Macbeth, comme d’ailleurs tout homme, par exemple à l’heure de la mort, s’attend à ce que A diffère un tant soit peu de A, que l’événement ne soit pas exactement ce qu’il est. La coïncidence du réel (page 52) avec lui-même, qui est d’un certain point de vue la simplicité même, la version la plus limpide du réel, apparaît comme l’absurdité majeure aux yeux de l’illusionné, c’est-à-dire de celui qui, jusqu’à la fin, a misé sur la grâce du double. Un réel qui n’est que le réel et rien d’autre, est insignifiant, absurde, «idiot», comme le dit Macbeth. Macbeth a d’ailleurs raison, sur ce point au moins: la réalité est effectivement idiote. Car avant de signifier imbécile, idiot signifie simple, particulier, unique de son espèce. Telle est bien la réalité, et l’ensemble des événements qui la composent : simple, particulière, unique — idiotès—, «idiote».
Cette idiotie de la réalité est d’ailleurs un fait reconnu depuis toujours par les métaphysiciens, qui répètent que le «sens» du réel ne saurait se trouver ici, mais bien ailleurs. La dialectique métaphysique est fondamentalement une dialectique de l’ici et de l’ailleurs, d’un ici dont on doute ou qu’on récuse et d’un ailleurs dont on escompte le salut. Décidément, A ne saurait se réduire à A: ici doit s’éclairer d’un ailleurs. «L’Asie a maintes fois pressenti que le problème capital de l’homme est de saisir ‘autre chose’», écrit par exemple André (page 53) Malraux, faisant écho au mot romantique de Wagner dans les Wesendonk-Lieder: « Notre monde n’est point ici. » Ce n’est plus un double de l’événement qui est alors requis, mais un double de la réalité en général, un «autre monde» appelé à rendre compte de ce monde-ci qui resterait à jamais idiot, à le considérer tel qu’en lui-même.
L’illusion oraculaire —dédoublement de l’événement— trouve ici un champ d’expression plus vaste que le dédoublement du réel en général: dans l’illusion métaphysique. 

II L’illusion métaphysique : le monde et son double

(page 55) La duplication du réel, qui constitue la structure oraculaire de tout événement, constitue également, considérée d’un autre point de vue, la structure fondamentale du discours métaphysique, de Platon à nos jours. Selon cette structure métaphysique, le réel immédiat n’est admis et compris que pour autant qu’il peut être considéré comme l’expression d’un autre réel, qui seul lui confère son sens et sa réalité.

(page 56) Cette structure de la réitération, où l’autre occupe la place du réel, ce monde-ci à la place du double, n’est autre, encore une fois, que la structure même de l’oracle: le réel qui s’offre immédiatement est une doublure, comme l’événement qui a véritablement lieu est une imposture.  Il double le Réel, comme la réalisation de l’oracle est venue «doubler» l’événement attendu. Peut-être cette impression d’avoir été «doublé» constitue-t-elle non seulement la structure métaphysique, mais encore l’illusion philosophique par excellence. On remarquera en effet qu’elle est présente au sein même de philosophies qui prétendent récuser toute métaphysique, par exemple chez Marx, qui s’efforce de repérer dans le réel apparent la loi Réelle qui en explique à la fois le sens et le devenir, en une démarche donc doublement oraculaire (à la duplication du visible et de l’invisible, qui prétend faire le partage entre un Faux et un Vrai, s’ajoute ici la prédiction, l’annonce du (page 57) futur. C’est toutefois dans l’œuvre de Platon que cette parenté structurale entre philosophie oraculaire et philosophie tout court apparaît le plus manifestement. Le mythe de la caverne, celui d’Er le Pamphylien, la théorie de la réminiscence sont les expressions les plus précises de ce thème de la duplication de l’unique qui fait du platonisme une philosophie d’essence oraculaire. 

(page 61) Comme toute manifestation oraculaire, la pensée métaphysique se fonde sur un refus, comme instinctif, de l’immédiat, celui-ci soupçonné d’être en quelque sorte l’autre de lui-même, ou la doublure d’une autre réalité. On pourrait dire que c’est la notion même d’immédiateté qui apparaît ici comme truquée: on se méfie de l’immédiat précisément parce qu’on doute qu’il soit bien l’immédiat. Cet immédiat-ci se donne comme premier: mais ne serait-il pas plutôt second? Telle est peut-être l’origine de cette défiance ancestrale à l’égard du «premier», dont Talleyrand livre un  écho significatif lorsqu’il dit qu’il faut se méfier du premier mouvement, «car c’est en général le bon». Une analyse de ce mot profond révèle qu’on se défie de son premier mouvement, qu’on ne le prend pas pour le «bon», précisément parce qu’on se refuse à le prendre pour le «premier»: n’est-ce pas déjà une «élaboration secondaire», n’ai-je pas laissé à mon intelligence le temps de se (page 62) laisser surprendre par telle ou telle interprétation trompeuse, émanant de mon désir et image donc de la réalité telle que je préfèrerais qu’elle soit, non de la réalité elle-même? C’est probablement dans cette direction qu’il faut chercher l’origine de toutes les manifestations d’interdit pesant sur les premières expériences: car un Noli me tangere interdit à l’homme le contact aveuglant avec le réel de la première fois, comme il est montré dans La vie est un songe de Calderon, qui est la tragédie du refus de l’immédiat, de l’impossibilité d’accéder à l’immédiateté. La réalité humaine semble ne pouvoir commencer qu’avec la «seconde fois». Une mesure pour rien : telle est la devise de cette vie au second degré, qui amène l’agriculteur à sacrifier le premier boisseau de sa récolte, les jeunes Romains à faire à Jupiter le sacrifice de leurs première barbe, les époux carthaginois à sacrifier leur premier enfant en l’honneur du dieu Baal. Le réel ne commence qu’au deuxième coup, qui est la vérité de la vie humaine, marquée du coin du double; quand au premier coup, qui ne double rien, c’est précisément un coup pour rien. Pour être réel, en somme, selon la définition de la réalité d’ici-bas, double d’un (page 63) inaccessible Réel, il faut copier quelque chose; or ce n’est jamais le cas du premier coup, qui ne copie rien: il ne reste donc qu’à l’abandonner aux dieux, seuls dignes de vivre sous le signe de l’unique, seuls capables de connaître la joie du premier. En quoi Talleyrand a bien raison de dire que le premier était le bon: mais si bon qu’il n’est bon que pour les dieux, dont il définit la part.
Privée d’immédiateté, la réalité humaine est, tout naturellement, également privée de présent. Ce qui signifie que l’homme est privé de la réalité tout court, si l’on en croit là-dessus les stoïciens, dont un des points forts fut d’affirmer que la réalité se conjuguait au seul présent. Mais le présent serait par trop inquiétant s’il n’était qu’immédiat et premier: il n’est abordable que par le biais de la re-présentation, selon une structure itérative qui l’assimile à un passé ou à un futur à la faveur d’un léger décalage qui en érode l’insoutenable vigueur et n’en permet l’assimilation que sous les espèces d’un double plus digeste que l’original dans sa crudité première. D’où la nécessité d’un certain cœfficient d’«inattention à la vie» , au sein même de la perception attentive et utile; (page 64) c’est seulement lorsque s’exagère cette part d’inattention que se produisent les phénomènes de paramnésie (fausse reconnaissance, sentiment du déjà vu), tels que les décrit Bergson dans l’étude citée plus haut: «Brusquement, tandis qu’on assiste un spectacle ou qu’on prend part à un entretien, la conviction surgit qu’on a déjà vu ce qu’on voit, déjà entendu ce qu’on entend, déjà prononcé les phrases qu’on prononce —qu’on était là, à la même place, dans les mêmes dispositions, sentant, percevant, pensant et voulant les mêmes choses—, enfin qu’on revit jusque dans le moindre détail quelques instants de sa vie passée. L’illusion est parfois si complète qu’à tout moment, pendant qu’elle dure, on se croit sur le point de prédire ce qui va arriver: comment ne le saurait-on pas déjà, puisqu’on sent qu’on va l’avoir su? Il n’est pas rare qu’on aperçoive alors le monde extérieur sous un aspect singulier, comme dans un rêve; on devient étranger à soi-même, tout prêt de se dédoubler et d’assister en simple spectateur à ce qu’on dit et à ce qu’on fait.» (in L’Energie spirituelle)
Bergson soit dans ces sortes d’illusions des (page 65) «souvenirs du présent» qui redoublent anormalement la perception actuelle: «Le souvenir évoqué est un souvenir suspendu dans l’air, sans point d’appui dans le passé. Il ne correspond à aucune expérience antérieure. On le sait; on en est convaincu, et cette conviction n’est pas l’effet d’un raisonnement: elle est immédiate. Elle se confond avec le sentiment que le souvenir évoqué doit être simplement un duplicata de la perception actuelle. Est-ce alors un ‘souvenir du présent’? Si l’on ne le dit pas, c’est sans doute que l’expression paraîtrait contradictoire, qu’on ne conçoit pas le souvenir autrement que comme une répétition du passé, qu’on n’admet pas qu’une répétition puisse porter la marque du passé indépendamment de ce qu’elle représente, enfin qu’on est théoricien sans le savoir, et qu’on tient tout souvenir pour postérieur à la perception qu’il reproduit. Mais on dit quelque chose d’approchant, on parle d’un passé que nul intervalle ne séparerait du présent: ‘J’ai senti se produire en moi une sorte de déclenchement qui a supprimé tout le passé entre cette minute d’autrefois et la minute où j’étais’. (F. Gregh) (page 66) Là est bien, en effet, la caractéristique du phénomène.» L’analyse de Bergson consiste à faire de cette illusion un phénomène de déconnexion semi-morbide, un abandon à ce «souvenir de luxe» qu’est le souvenir du présent, alors que seuls sont utiles, à la perception actuelle, certains souvenirs du passé. Il y a probablement quelque chose de plus général, et de plus normal, dans ce phénomène de double perception: non pas seulement une distraction momentanée à l’égard du présent, caractérisant « la forme la plus inoffensive de l’inattention à la vie», mais bien une dénégation du présent, déjà sensible dans toute perception normale. Il est à noter que cette dénégation du présent qui relègue celui-ci dans le passé (ou le met au contraire, au futur) intervient parfois dans des circonstances qui ne prêtent précisément à aucune «inattention»: lorsque l’heure est grave, et que le présent devient soudain ouvertement inassimilable. Le rejet automatique du présent dans le passé ou dans le futur est le plus souvent le fait d’un sujet qui ne pense pas à autre chose venant accaparer son attention, mais est (page 67) au contraire fasciné par la chose même, présente, dont il tente désespérément de se distraire, et n’y réussit qu’en la reléguant, comme par magie, dans un passé ou un futur proche, peu importe où ni quand pourvu que la chose ne soit plus au présent ni ici —anywhere out of the world, comme dit Baudelaire. Un double, par pitié, semble chercher le sujet que le présent étouffe: lequel double trouve sa place naturelle un peu avant ou un peu après.

(page 68) Le passé ou le futur seront toujours là pour gommer l’imperceptible et insupportable éclat du présent. C’est d’ailleurs en ce sens qu’une certaine philosophie peut aider à vivre: elle gomme le réel au profit de la représentation. Et c’est toujours en ce sens que Montaigne décrit le caractère à jamais indigeste du réel, qui fait le bénéfice des souvenirs comme des prévisions: «Notable exemple de la forcenée curiosité  de notre nature, s’amusant à préoccuper les choses futures, comme si elle n’avait pas assez à faire à digérer les présentes.» (Essais I, chap. XI, Des prognostications)
Mettre l’immédiateté à l’écart, la rapporter à un autre monde qui en possède la clef, à la fois du point de vue de sa signification et du point de vue de sa réalité, telle est dont l’entreprise métaphysique par excellence. Les versions de cet autre monde peuvent varier; sa fonction —écarter l’immédiat— demeure (page 69) toujours la même: la fonction oraculaire, qui duplique l’événement, faisant de ce dernier l’image d’un autre événement dont elle ne figure qu’une imitation plus ou moins réussie, car plus ou moins truquée. Il arrive toutefois, un peu comme dans l’exemple des deux Cratyle, que l’imitation soit si bien réussie qu’elle en vient à ne plus pouvoir se distinguer de son original, en sorte que l’autre monde n’est autre que ce monde-ci, sans qu’on renonce pour autant à l’idée selon laquelle ce monde-ci demeure bien la copie de cet autre monde, lequel n’en diffère pourtant en rien.

(page 70) Il faut donc distinguer non pas deux mondes, mais bien trois: en premier lieu le monde des apparences sensibles, en deuxième lieu le monde suprasensible considéré en tant qu’il est différent du monde sensible («premier monde suprasensible»), en troisième et dernier lieu ce même monde suprasensible, mais considéré cette fois en tant qu’il coïncide finalement avec le monde premier des apparences («deuxième monde suprasensible»). Ce troisième monde, qui prend le contrepied du second en ce qu’il annule la différence que celui-ci prétendait instituer entre lui-même et le monde sensible, mais ne se (page 71) confond pas pour autant avec le monde immédiat (ce dernier étant incapable de se «penser», pour n’avoir pas encore parcouru l’itinéraire de sa mise en doute radicale —métaphysique— et du retour à lui-même), est ce que Hegel appelle le «monde renversé»: c’est-à-dire un double de l’unique qui serait justement l’unique lui-même, mais seulement au retour d’une galipette qui n’aurait accompli le tour métaphysique que pour mieux ramener au point de départ. Tour qui n’est pas sans bénéfice: car on était parti des apparences sensibles, simple écorce du réel; alors que, une fois terminée la galipette, on retombe sur «l’intérieur ou le fond des choses». On découvre alors que le sensible n’est autre que la concrétisation progressive de l’au-delà suprasensible, dont il constitue ce que Hegel appelle le «remplissement» —tout comme le double, selon la structure oraculaire, peut être considéré comme la «réalisation», le «remplissement» de l’unique. En convient Hegel: «Mais l’Intérieur ou l’au-delà suprasensible a pris naissance, il provient du phénomène, et le phénomène est sa médiation ou encore le phénomène est son essence, et en fait son remplissement. Le suprasensible est le sensible (page 72) et le perçu posés comme ils sont en vérité; mais la vérité du sensible et du perçu est d’être phénomène. Le suprasensible est donc le phénomène comme phénomène»; […]
En d’autres termes, ce monde-ci est l’autre d’un autre monde qui est justement le même (page 73) que ce monde-ci: car cet itinéraire mystérieux au cours duquel le phénomène se médiatise soi-même en soi-même pour devenir manifestation de l’essence, n’est autre que le chemin qui conduit de A à A en passant par A. […] «La grande ruse, disait Hegel dans une note personnelle, c’est que les choses soient comme elles sont […] L’essence de l’essence est de se manifester et la manifestation est manifestation de l’essence.» […]

(page 77) chez Lacan, la dénégation constante, d’allure inévitablement maniaque: le pénis est le phallus pour autant qu’il n’est pas lui, et vice versa; l’être n’est pas l’être, ou plutôt ne l’est que  pour autant qu’il n’est pas lui; le blanc n’est le noir que pour autant qu’il ne l’est pas, ou alors ne l’est que dans la mesure où le noir est justement le blanc.
Ces considérations jettent une lueur intéressante sur la structure psychologique de ce que, (page 78) depuis la seconde moitié du XIXe siècle, on appelle en France, le chichi. Le chichi se caractérise d’abord, bien entendu, par un goût de la complication, qui traduit lui-même un dégoût du simple. Mais il faut comprendre le double sens de ce refus du simple, dût-il sembler qu’on tombe ainsi soi-même dans le travers qu’on prétend étudier de l’extérieur. En un premier lieu, le dégoût du simple exprime seulement un goût de la complication: à l’attitude simple on préfère la manœuvre compliquée, même si le but visé est le même, et qu’on se prépare d’ailleurs à le manquer par cet excès de complication. Mais en un second sens, qui n’élimine pas le premier mais au contraire l’approfondit et l’élucide, le dégoût du simple désigne un effroi face à l’unique, un éloignement face à la chose même: le goût de la complication exprimant d’abord un besoin de la duplication, nécessaire à l’assomption en dérobade d’un réel dont l’unicité crue est instinctivement pressentie comme indigeste. Ainsi entendu, ce refus du simple permet de comprendre pourquoi les «précieuses» font des «chichis»: moins pour briller dans le monde que pour atténuer la brillance du réel, dont l’éclat les blesse par son intolérable unicité. La chose n’est tolérable (page 79) que médiatisée, dédoublée: il n’est rien ici-bas qui puisse se prendre ainsi «de but en blanc».

(page 82) L’itinéraire nervalien est ici l’inverse de l’itinéraire métaphysique: Nerval ne biffe pas le présent au bénéfice du passé ou du futur, mais, tout au contraire, biffe le passé et le futur au bénéfice du présent, qui se trouve ainsi enrichi, ou mieux «rempli» comme dirait Hegel, de tout ce qui a eu lieu et de tout ce qui aura jamais lieu. Ce sens de la duplication aboutit donc non pas à une échappée de l’ici vers l’ailleurs, mais au contraire à une (page 83) convergence quasi magique de tout ailleurs vers l’ici. Cette convergence, entrevue par Nerval à la fin de sa vie, définit l’état de grâce. D’où le caractère bienheureux de la duplication nervalienne dans les Chimères qui, loin de priver le présent de sa réalité propre, lui ajoute au contraire la série infinie des réalités autres. Le présent est, à chaque instant, l’addition de tous les présents; cette expression de «présent» devant s’entendre ici dans son double sens de don de l’instant (don de ce présent-ci) et d’offrande absolue (don de tout «présent », c’est à dire de toute durée). Et le retour final à l’immobilité, à cet unique qui vient sceller, à la fin de Delfica, la série de tous les instants passés dans le seul instant présent, n’oublie aucune réalité. Il les affirme au contraire toutes à la fois, car il rapporte dans ses bagages la totalité de tout ce qui est, sera et a été, dotant ainsi chaque instant de la vie de toute la richesse de l’éternité:

La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance,
Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
Sous l’olivier, le myrte, ou les saules tremblants,
Cette chanson d’amour qui toujours recommence?…
Reconnais-tu le Temple au péristyle immense,
Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents,
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l’antique semence ?…
Ils reviendront, ces dieux que tu pleures toujours !
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours
Le temps a tressailli d’un souffle prophétique…
Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encore sous l’arc de Constantin
— Et rien n’a dérangé le sévère portique.

Sois ami du présent qui passe: le futur et le passé te seront donnés par surcroît.

III L’illusion psychologique : l’homme et son double

1 « JE EST UN AUTRE »
(page 87) Le double —au sens du dédoublement de la personnalité— n’est d’ailleurs pas lié à la seule expression littéraire: il est aussi à son affaire dans la peinture, dont il constitue même un thème essentiel et décisif du point de vue psychologique, s’il est vrai, comme on a pu le soutenir, que tout peintre a pour mission fondamentale de réussir ou de manquer son «autoportrait» (cela à l’occasion de n’importe quel genre de peinture, et en l’absence même de toute tentative de se faire figurer lui-même sur la toile).

(page 94) Le vrai malheur, dans le dédoublement de la personnalité, est au fond de ne jamais pouvoir vraiment se dédoubler: le double manque à celui que le double hante. L’assomption du moi par le moi a ainsi pour condition fondamentale le renoncement au double, l’abandon du projet de faire (page 95) saisir moi par moi en une contradictoire duplication de l’unique: en quoi la réussite psychologique de l’autoportrait, chez le peintre, implique l’abandon de l’autoportrait lui-même; comme chez Vermeer dont un des profonds secrets fut de se représenter de dos, dans le célèbre Atelier.
La «blessure narcissique», qui fait la fortune de ce qu’on appelle un tempérament d’acteur, est ici: dans un doute quant à soi, dont ne libère qu’une garantie réitérée de l’autre, en l’occurence le public.

3 L’ABANDON DU DOUBLE ET LE RETOUR A SOI
(page 110) Une des caractéristiques de l’art de Vermeer —comme peut-être de tout art, parvenu à un certain degré de noblesse— est de peindre les choses, et non des événements. Le monde que perçoit Vermeer n’est pas celui, muet à jamais, des événements insignifiants, mais celui de la matière, éternellement riche et vivante. L’anecdotique, pourrait-on dire, y a chassé l’anecdotique: le hasard d’un moment de la journée, dans une pièce où rien d’important ne se passe, apparaît comme l’essentiel (page 111) d’un réel dont les événements apparemment notables constituent au contraire la part accessoire. De ce réel saisi par Vermeer le moi est absent, car le moi n’est qu’un événement parmi d’autres, comme eux muet et comme eux insignifiant. Il n’y a d’ailleurs pas d’autoportrait de Vermeer, et la biographie du peintre tient en dix lignes anodines. Cependant Vermeer semble bien s’être peint une fois, par un jeu de double miroir: dans cette toile sans nom précis, aujourd’hui appelée L’Atelier. Mais de dos, comme un peintre quelconque, qui pourrait être n’importe quelle autre personne occupée à sa toile. Rien, dans le costume, la taille, l’attitude du peintre, qui puisse être regardé comme signe distinctif, rien donc qui fasse état d’une complaisance quelconque du peintre à l’égard de sa propre personne. Dans le même temps cet Atelier —comme toutes les toiles de Vermeer— semble riche d’un bonheur d’exister qui irradie de toutes parts et saisit d’emblée le spectateur, et qui témoigne d’une jubilation perpétuelle au spectacle des choses: à en juger par cet instant de bonheur, on se persuade aisément que celui qui a fait cela, s’il (p.112) n’a fixé dans sa toile qu’un seul moment de sa joie, en eût fait volontiers autant de l’instant d’avant comme de l’instant d’après. Seul le temps lui a manqué pour célébrer tous les instants et toutes les choses.
Il serait certainement exagéré de faire dériver cette joie du seul abandon de sa propre spécificité, de cette découverte que le moi, en tant qu’être singulier, n’intéresse non seulement personne d’autre, mais pas non plus moi-même, qui n’ai qu’avantage à me passer de mon image. Cette indifférence à soi-même est ici plutôt effet que cause: elle signale une béatitude plutôt qu’elle ne la provoque. Mais le lien entre la jouissance de la vie et l’indifférence à soi n’en est pas moins ici manifeste. Le peintre de L’Atelier a en quelque sorte rendu visible l’invisible: il y a peint son absence, mieux rendue ainsi que s’il s’était simplement contenté de renoncer à toute forme d’autoportrait. Quand rien n’est dit, il est toujours possible d’imaginer quelque arrière-pensée. Tel n’est pas le cas ici: car le rien y est dit en toutes lettres et s’étale, bien en vue, sur la toile. Sinon le rien, du moins un très peu, un rien de notable.
Ce que peint Vermeer dans son Atelier, (page 113), considéré d’un autre point de vue, est également l’indice d’une plénitude, qui explique l’atmosphère sereine et jubilatoire de l’œuvre. Cette plénitude est celle-là même que connaît Candelas à la fin de L’Amour sorcier: la réconciliation de soi avec soi, qui a pour condition l’exorcisme du double. Renoncer à se peindre de face équivaut à renoncer à l’idée que le soi puisse être perçu dans une réplique qui permette au sujet de se saisir lui-même. Le double, qui autoriserait cette saisie, signifierait aussi le meurtre du sujet et le renoncement à soi, perpétuellement dessaisi de lui-même au profit d’un double fantomatique et cruel. […] C’est pourquoi l’assomption jubilatoire de soi-même, la présence véritable de soi à soi, implique nécessairement le renoncement au spectacle de sa propre image. Car l’image, ici, tue le modèle. Et c’est au fond l’erreur mortelle du narcissisme que de vouloir non pas s’aimer soi-même avec excès, mais au contraire, au moment de choisir entre soi-même et son double, de donner la préférence à l’image. Le narcissique (page 114) souffre de ne pas s’aimer: il n’aime que sa représentation. S’aimer d’amour vrai implique une indifférence à toutes ses propres copies, telles qu’elles peuvent apparaître à autrui et, par le biais d’autrui, si j’y prête trop attention, à moi-même. Tel est le misérable secret de Narcisse: une attention exagérée à l’autre. C’est d’ailleurs pourquoi il est incapable d’aimer personne, ni l’autre ni lui-même, l’amour étant une affaire trop importante pour qu’on commette à autrui le soin d’en débattre. Que t’importe si je t’aime, disait Goethe; cela ne vaut que si l’on accorde implicitement que l’assentiment d’autrui est également facultatif dans l’amour que l’on porte à soi-même: que t’importe si je m’aime.
Le peintre de L’Atelier est déjà libéré du fardeau dont se débarrasse Candelas à la fin de L’Amour Sorcier: celui de l’image de soi. Fuite du double, abandon de son image, au profit de soi en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’invisible, inappréciable, et aimable à la seule aveuglette, comme il est de jeu en tout amour.
L’obsession du double, dans la littérature romantique, trahit curieusement un souci exactement opposé. La perte du double, du reflet, (page 115) de l’ombre, n’est pas ici libération, mais effet maléfique: l’homme qui a perdu son reflet, comme entre cent autres, le héros d’un célèbre conte d’Hoffmann, n’est pas un homme sauvé mais bien un homme perdu. […] L’angoissé romantique apparaît donc —du moins dans tous les écrits mettant en scène le double— comme essentiellement défiant à son propre endroit: il lui faut à tout prix un témoignage extérieur, quelque chose de tangible et de visible, pour le réconcilier avec lui-même. Tout seul, il n’est rien. Si un double ne le garantit plus dans son être, il cesse d’exister.
(
page 116) On fera remarquer à cet angoissé qu’il trouvera le reflet qu’il cherche de lui-même non pas dans un miroir ou dans un duplicata fidèle, mais dans des documents légaux qui établissent son identité. Piètre confirmation, répondra-t-il, car il veut une image de chair et d’os, non une présomption d’être reposant sur des papiers conventionnels, à la fois périssables et falsifiables à plaisir. Mais c’est là trop demander: car la seule image un peu solide qu’on puisse s’offrir de soi-même réside précisément dans ces documents, et dans eux seuls. Les sophistes grecs avaient, semble-t-il, assez profondément compris que seule l’institution — et non une hypothétique nature— est en mesure de donner corps et existence à ce que Platon et Aristote concevront comme des «substances»: l’individu sera social ou ne sera pas; c’est la société, et ses conventions, qui rendront possible le phénomène de l’individualité. Ce qui garantit l’identité est et a toujours été un acte public: un extrait de naissance, une carte d’identité, les témoignages concordants de la concierge et des voisins. La personne humaine, conçue comme singularité, n’est ainsi perceptible à elle-même qu’en tant que «personne morale» au sens juridique du terme: c’est-à- (page 117) dire non comme une substance délimitable et définissable, mais comme une entité institutionnelle que garantit l’état-civil, et rien que l’état-civil. Cela veut dire que la personne humaine n’existe que sur le papier, dans tous les sens de l’expression: elle existe bien, mais «sur le papier», elle n’est appréciable de l’extérieur que théoriquement, comme possibilité plus ou moins plausible. Il est facile de reconnaître les limites de cette plausibilité à l’occasion de multiples expériences: chaque fois que, à la suite d’un incident ou d’une crise quelconques, on se trouve hors d’état d’établir son identité. Il est inutile, si l’on est sans papiers, de crier qu’on est soi-même: cela ne dit rien à personne, comme le montre une scènette de Courteline…. [stop!]